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L'histoire des idées et la didactique : deux dangers pour l'enseignement philosophique

(Ce texte est la version revue et corrigée sur des points de détail d’un article paru en octobre-novembre 1996 dans la revue Les temps modernes 52ème année, N° 590)

  

   Il s’agira ici d’évoquer les menaces qui pèsent actuellement sur l’enseignement de la philosophie. Que l’enseignement de la philosophie soit menacé, voilà, dira-t-on, qui n’est guère nouveau : ne l’a-t-il pas toujours été ? Sans doute. Cependant les dangers qui le guettent aujourd’hui semblent d’une tout autre nature que ceux auxquels il a dû s’affronter dans le passé. Les projets n’ont pas manqué qui visaient, sinon à le supprimer, du moins à réduire son influence, soit en diminuant ses horaires, soit en le rendant facultatif, mais ces tentatives étaient le fait ou bien de politiques qui, à tort ou à raison, attribuaient à notre discipline des vertus subversives, ou bien de sociologues jaloux du privilège que constituait, à leurs yeux, un enseignement de la philosophie obligatoire dans toutes les classes terminales et peut-être un peu mécontents que la philosophie conservât un certain prestige à une époque où, selon eux, les progrès des sciences sociales auraient dû avoir pour effet de la reléguer à une place plus modeste. Dans un cas comme dans l’autre le danger venait, si l’on peut dire, de l’extérieur, et ce danger ne portait pas sur l’essence de l’enseignement de la philosophie, mais sur son existence dans l’enseignement secondaire. Aujourd’hui en revanche, c’est à l’intérieur même de la communauté des professeurs de philosophie que se dessinent des orientations qui mettent en péril la nature de notre enseignement : orientation « didactique » d’un côté, orientation « historique » de l’autre. On se proposera de montrer ici que ces deux orientations, quelque différentes et même opposées qu’elles soient quant aux principes dont elles se réclament, se rejoignent dans leurs conséquences. Remarquons d’abord qu’elles ont une commune origine : le constat de la difficulté qu’il y a à enseigner la philosophie à ce qu’on appelle les « nouveaux publics » et, enracinée dans ce constat, la volonté de déterminer la nature de l’enseignement philosophique en fonction de l’examen et de l’évaluation à l’examen. Le raisonnement est à peu près le suivant : puisque les élèves échouent à l’épreuve de philosophie du baccalauréat, il faut repenser le programme et la façon de l’enseigner en fonction d’une épreuve à laquelle ils pourront réussir. À partir de là deux orientations sont possibles :

 1 – L’orientation didactique qu’on pourrait caractériser en disant qu’elle tend à éliminer le contenu au profit de la forme. Pour ce faire, on commence volontiers  par invoquer la formule de Kant selon laquelle on ne peut apprendre la philosophie, mais seulement à philosopher,  puis on réduit le « philosopher » à un triple processus de conceptualisation, de problématisation et d’argumentation, comme si ces opérations étaient proprement philosophiques, comme s’il ne fallait pas conceptualiser pour faire de la biologie, problématiser pour faire de l’économie, argumenter pour faire du commerce. À partir de là on s’efforce de promouvoir toutes sortes d’exercices qui sont censés développer la capacité de philosopher ainsi entendue. Par exemple l’induction guidée par contrastes. On donne aux élèves une liste de questions du type : Y a-t-il des usages légitimes de la violence ? Pourquoi le TGV va-t-il plus vite que le train corail ? L’art est-il utile ? Peut-on donner son sang une fois par semaine sans être affaibli ? Et on leur demande de distinguer les questions philosophiques des questions non philosophiques, espérant leur faire former ainsi le concept de la philosophie. Ou encore l’approche métaphorique du concept, inspirée du questionnaire de Marcel Proust. On demande aux élèves : si le bonheur était un végétal, ce serait … ?  L’élève peut répondre que ce serait une fleur parce qu’elle est fragile, et il a ainsi découvert que le bonheur est fragile. S’il répond que ce serait une baleine parce que la baleine est rare, il sait maintenant que le bonheur est non seulement fragile mais rare. Et si c’était un métier ? L’élève qui trouve que ce serait celui de journaliste parce que celui-ci est dynamique s’est élevé d’un cran décisif dans l’abstraction : il a compris que le bonheur était à la fois rare, fragile et dynamique … Ne dispose-t-il pas dorénavant d’un concept du bonheur beaucoup plus riche que s’il avait médité, avec l’aide de son professeur, sur les premières ou les dernières pages de l’Éthique à Nicomaque ? S’il s’agit maintenant d’apprendre à problématiser, plutôt que de mettre l’élève en contact avec un texte de Platon, comme si un texte de Platon pouvait poser le moindre problème philosophique, on lui assignera la tâche suivante : trouver des réponses différentes à une question philosophique donnée. Par exemple,  y a-t-il une vie après la mort ? Ma réponse : non, la mort c’est le néant. Réponses différentes : oui, par la réincarnation ; oui, par la résurrection. Reformulation de la question : la mort, est-ce le néant ou une nouvelle vie ? Les exercices destinés à développer la capacité d’argumenter ne sont pas moins dénués de tout enjeu philosophique : on demande aux élèves de contredire un argument par un argument du même type, de contredire un argument par un argument d’un autre ordre, de changer l’argumentation de plan, de trouver un argument plus fort, de classer des arguments à partir d’un « stock d’arguments », etc.

   Les didacticiens proposent encore toutes sortes d’exercices (le « photolangage », l’approche d’un concept par le « Q-sort », le « théâtre-forum », les questionnaires d’adhésion) qui font aussi peu de place à l’histoire de la philosophie. Non qu’ils aillent jusqu’à prohiber l’étude des textes philosophiques, mais ils croient pouvoir s’appuyer sur les instructions de 1925, qui mettent en garde contre les exposés doctrinaux, pour leur assigner un « caractère strictement instrumental »[i], les réduisant ainsi au rang de « prétexte »[ii] et de « support didactique »[iii]. Le  risque est alors grand de voir les textes philosophiques, arrachés à tout contexte, ravalés au rang de simples supports d’opérations mentales, réduits à des outils indifférents si ce n’est étrangers à l’activité qu’ils permettent d’exercer, simples moyens interchangeables de faire acquérir des « compétences ». C’est du reste dans ce sens que vont les propositions des didacticiens en matière d’évaluation : des questionnaires à choix multiple pour l’évaluation dite « formative » en cours d’année[iv] et des grilles d’évaluation pour la dissertation au baccalauréat.

 

2 – L’orientation historique qu’on pourrait caractériser en disant qu’elle tend au contraire à privilégier le contenu aux dépens de la forme et de la formation. Cette orientation est essentiellement celle de Luc Ferry, connu pour ses travaux de philosophie politique et actuellement président du conseil national des programmes. Dans une interview accordée en septembre 1994 au Monde de l’Éducation, Luc Ferry déclare que « le programme de philosophie présente un tel degré de généralité qu’il équivaut à une absence de programme »[v]. Il propose donc d’introduire, à côté des notions, un programme d’histoire de la philosophie (Qu’est-ce que le nominalisme ? Qu’est-ce que l’empirisme ? Qu’est-ce que la cosmologie grecque ? ) qui aurait, à ses yeux, l’avantage de permettre une évaluation plus objective. « En effet, explique-t-il, je me sens parfaitement capable de noter l’explication d’un texte de Rousseau, de Kant ou de Platon. Je sais si l’élève a compris ce qu’il a lu. Mais, je le déclare solennellement, je suis incapable de noter une dissertation sur la mémoire ou sur le temps. Pour la simple raison qu’à la question : « Qu’est-ce que le temps ? » je ne peux pas répondre »[vi]. Remarquons au passage qu’en toute logique, s’il est réellement impossible de noter une dissertation sur le temps, on ne doit pas demander d’adjoindre un programme d’histoire de la philosophie au programme de notions, mais de supprimer celui-ci purement et simplement. Il est donc curieux que dans sa réponse à la lettre ouverte que lui avait adressée le président de l’association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, Luc Ferry écrive et souligne que cet enseignement d’histoire de la philosophie « n’exclurait en rien celui qui porte sur les notions générales mais viendrait le compléter »[vii]. Il y a fort à craindre que l’introduction de ce prétendu complément ouvre la porte à un alignement sur la façon dont la philosophie est enseignée dans les pays européens où elle existe dans l’enseignement secondaire, c’est-à-dire précisément dans une perspective historique. Le président du conseil national des programmes défend sa position en récusant comme superficielle et erronée l’opposition entre une « approche problématique » et une « approche historienne »[viii] : « l’histoire de la philosophie, explique-t-il, est, depuis Hegel au moins, devenue philosophique »[ix]. Cependant, à la journaliste du Monde de l’Éducation qui lui demandait à propos de l’épreuve de philosophie dans sa forme actuelle si on ne notait pas la façon « dont l’élève conceptualise les notions, fonde son argumentation, bref exerce son libre jugement »[x], Luc Ferry répondait : « Comment voulez-vous qu’un élève de terminale soit capable de fonder une argumentation ? »[xi]. Il est alors permis de se demander en quoi des élèves incapables de fonder une argumentation seraient plus aptes à recevoir un enseignement philosophique de l’histoire de la philosophie qu’un enseignement de philosophie générale portant sur un programme de notions et il est permis de craindre qu’un enseignement d’histoire de la philosophie destiné à de tels élèves ne se réduise en fait à un enseignement d’histoire des idées ou de culture générale, c’est-à-dire à des généralités sur les auteurs et les doctrines.

   Didactique et histoire des idées : à l’horizon de la première orientation se profile le risque d’une dégradation de la philosophie en rhétorique, c’est-à-dire en procédures d’argumentation vides de tout contenu. À l’horizon de la seconde on voit poindre le danger d’une exposition de contenus doctrinaux, réductibles à des opinions, parce que coupés de la vivante réflexion qui en est à l’origine. Tandis que l’une nous présente le visage défiguré d’une philosophie qui prétendrait se passer de son histoire, l’autre nous offre la figure caricaturale d’une philosophie qui s’y réduirait.

 *

   Pour l’enseignement de la philosophie, il importe donc de penser le rapport vrai de la philosophie à son histoire et, pour ce faire, il n’est peut-être pas inutile de chercher de l’aide auprès d’un auteur qui s’y est efforcé. À la fin de la Critique de la raison pure, Kant écrit qu’on ne peut apprendre aucune philosophie, mais qu’on ne peut qu’apprendre à philosopher. Cette formule célèbre, plus souvent citée ou invoquée que n’est lu et médité le passage où elle figure, risque d’être prise à contresens si on la sépare de son contexte. Ce contexte est celui d’une définition de la philosophie que précède une triple distinction relative à la connaissance.

    Une connaissance peut tout d’abord être considérée sous deux aspects, objectivement et subjectivement. Elle l’est objectivement quand on l’envisage dans son contenu : la connaissance du système neuro-végétatif n’a pas le même contenu ou le même objet que la connaissance des fleuves et des rivières de France. On la considère subjectivement lorsque, faisant abstraction de ce contenu, on s’intéresse à la façon dont elle réside dans le sujet connaissant. Cette première distinction correspond à peu près à celle que faisaient les scolastiques entre le concept formel et le concept objectif.

 

   Envisagée subjectivement, c’est-à-dire dans la façon dont elle existe chez celui qui la possède, une connaissance est historique ou rationnelle. Une connaissance est historique quand elle a seulement été donnée, de l’extérieur, à celui qui la possède : telle serait la connaissance de celui qui, ayant appris par cœur le système de Wolff, serait capable d’en énoncer toutes les propositions. Une telle connaissance, « cognitio ex datis », est un simple recueil de données, mais non la compréhension d’une philosophie vivante, mais non l’auto-appropriation du vrai par une pensée agissante. Marque infaillible de son historicité : celui qui s’est ainsi « formé d’après une raison étrangère »[xii] peut bien être capable de réciter ce qu’il a appris, mais non de le reformuler ni de l’utiliser ou de le relier à d’autres connaissances. Tout au contraire une connaissance est rationnelle lorsqu’elle est tirée des principes – « cognitio ex principiis » - c’est-à-dire lorsqu’elle provient de la raison. Ce n’est pas une connaissance donnée et reçue, mais une connaissance que le sujet se donne parce qu’il la puise « aux sources générales de la raison »[xiii]. De même qu’une connaissance pouvait être objectivement rationnelle et subjectivement historique, telle celle de l’élève ayant appris par cœur le système de Wolff, elle peut être originairement historique et subjectivement rationnelle : il suffit pour cela que je confronte la parole du maître ou l’enseignement du livre aux exigences de la raison. Marque infaillible de la rationalité d’une telle connaissance : le pouvoir de rejeter ce qu’on a appris.

   Enfin une connaissance rationnelle est une connaissance par concepts ou par construction de concepts : « On appelle la première philosophique et la seconde mathématique »[xiv]. La connaissance mathématique en effet construit ses concepts, c’est-à-dire représente a priori l’espace qui leur correspond : a priori, c’est-à-dire « sans en avoir emprunté le modèle à une expérience quelconque »[xv]. C’est pourquoi elle se rapporte à des grandeurs car seules des grandeurs se laissent représenter a priori dans l’intuition : des qualités ne peuvent se représenter que dans l’intuition empirique. Ainsi, montre Kant un peu plus bas, « on pourra faire de la forme conique un objet d’intuition, simplement d’après le concept, mais la couleur de ce cône devra être donnée d’avance dans une expérience ou dans une autre »[xvi]. On ne peut donc tirer d’ailleurs que de l’expérience une intuition correspondant au concept de la réalité. De cette distinction de la connaissance mathématique où la raison œuvre dans le concret, grâce à l’intuition pure, et de la connaissance philosophique où la raison procède discursivement, par concepts, sans pouvoir s’appuyer sur une intuition, Kant tire une double conséquence : 

 - d’une part la connaissance mathématique ne peut pas être subjectivement historique : on ne peut apprendre les mathématiques comme le système de Wolff. L’intuition mathématique exclut une réceptivité purement passive chez l’élève. Rationnel dans son contenu, le savoir mathématique l’est aussi nécessairement en celui qui l’acquiert, lors même qu’il l’acquiert grâce à un maître, car on ne peut faire des mathématiques qu’en puisant aux sources de la raison qui, étant universelle, est identique chez le maître et chez l’élève.

 - d’autre part la connaissance mathématique, parce qu’elle fait usage de la raison dans l’intuition pure, est réellement constituée comme science. De là la conclusion de Kant : « Il n’y a donc entre toutes les sciences rationnelles (a priori) que les mathématiques qui puissent être apprises, mais jamais la philosophie (si ce n’est historiquement) ; quant à ce qui concerne la raison, on ne peut, tout au plus, apprendre qu’à philosopher »[xvii].

    On ne peut apprendre la philosophie, si ce n’est historiquement : c’est le cas, déjà évoqué, de celui qui aurait une « cognitio ex datis » de la philosophie de Wolff. Mais la philosophie de Wolff n’est pas la philosophie. Qu’est-ce donc que la philosophie ? « Le système de toute connaissance philosophique, écrit Kant, est la philosophie »[xviii]. La philosophie est donc système, c’est-à-dire « l’unité de diverses connaissances sous une idée »[xix]. En définissant l’architectonique comme l’art des systèmes, Kant avait montré qu’elle était par là même la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans notre connaissance puisque « l’unité systématique du savoir est ce qui convertit la connaissance vulgaire en science »[xx]. La philosophie comme système n’est donc autre chose que la philosophie comme science.

   On comprend dès lors qu’on ne puisse apprendre la philosophie : c’est tout simplement parce qu’elle n’existe pas. Elle n’est que « la simple idée d’une science possible qui n’est donnée nulle part in concreto mais dont on cherche à s’approcher par différentes voies … »[xxi]. Cette idée n’est pas pour autant une idée creuse : c’est une idée directrice, c’est l’idée qui préside à l’effort historique de constitution de la philosophie. Elle est à la fois άρχή et τέλος , idéal et archétype, puisqu’elle est « le modèle de l’appréciation de toutes les tentatives faites pour philosopher, appréciation qui doit servir à juger toute philosophie subjective dont l’édifice est souvent si divers et si changeant »[xxii]. Les philosophies subjectives ou tentatives faites pour philosopher ne sont autre chose que ce qu’on appelle couramment les systèmes philosophiques, qui ne sont que des copies manquées du modèle : ce ne sont donc pas vraiment des systèmes puisque le système est une totalité « vraie », une totalité de type organique, par opposition à une totalité « additive », ou simple agrégat. Sans doute les doctrines où aboutit l’effort des philosophes pour atteindre l’idée de la philosophie ne se réduisent-elles pas, comme la connaissance vulgaire, à des juxtapositions d’éléments hétérogènes. Cependant ce ne sont que des constructions diverses et changeantes, à la fois différentes les unes des autres et, pour chacune d’entre elles, inachevées. Aucun philosophe, en d’autres termes, n’a atteint l’unité systématique du savoir. Voilà pourquoi on ne peut apprendre la philosophie.  

  On peut en revanche apprendre à philosopher, « c’est-à-dire à exercer le talent de la raison dans l’application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent, mais toujours avec la réserve du droit qu’a la raison de rechercher ces principes eux-mêmes à leurs sources et de les confirmer ou de les rejeter »[xxiii]. Un peu plus loin, distinguant le concept scolaire de la philosophie et son concept « cosmique », Kant indique que selon le premier le philosophe est un « artiste de la raison »[xxiv]. Le talent de la raison qu’il s’agit d’exercer pour philosopher est donc la capacité de produire des systèmes, c’est-à-dire des tentatives pour unifier le savoir, mais ce talent doit être appliqué à ces tentatives elles-mêmes, c’est-à-dire aux systèmes philosophiques existants. Par conséquent philosopher consiste à développer notre capacité d’unifier le savoir en réfléchissant sur les philosophies qui se sont efforcées de le faire – et en y réfléchissant de façon critique : « avec la réserve du droit qu’a la raison de rechercher ces principes eux-mêmes à leurs sources et de les confirmer ou de les rejeter »[xxv]. En effet il ne s’agit pas d’apprendre la philosophie historiquement, mais de s’élever à une connaissance rationnelle dont on a vu plus haut qu’elle est une connaissance que le sujet se donne lui-même en remontant par son propre effort aux sources de la raison, et qu’elle a pour marque infaillible le pouvoir de rejeter ce qu’on a appris.

 *

   Quelle leçon pouvons- nous tirer de ces pages de Kant relativement à notre problème, celui de l’enseignement de la philosophie et de son rapport avec l’histoire de la philosophie ? D’abord celle-ci : n’en déplaise aux didacticiens, philosopher est tout autre chose que conceptualiser, problématiser, argumenter. Philosopher ce n’est pas raisonner dans le vide : c’est réfléchir de façon critique à partir des philosophies à travers l’histoire desquelles s’est constituée et réalisée, quoique imparfaitement, l’idée de la philosophie. La philosophie ne peut donc se passer de son histoire. Mais apprendre à philosopher, ce n’est pas non plus apprendre historiquement la philosophie ; exercer le talent de la raison sur un système inachevé, ce n’est pas apprendre ce système inachevé comme s’il était un savoir constitué. Or c’est là l’écueil inévitable d’un enseignement d’histoire de la philosophie qui serait dispensé en classe terminale, c’est-à-dire au cours d’une année d’initiation à la philosophie : un programme de substantifs en « isme » ne pourrait être reçu par des débutants que comme un corps de doctrines achevées, closes sur elles-mêmes, qu’ils seraient amenés à juxtaposer comme autant d’opinions. On conjuguerait ainsi les effets et les méfaits du scepticisme et du dogmatisme. Nos élèves n’ont que trop tendance à interpréter les doctrines des philosophes comme des opinions, ce qui les dispose au relativisme paresseux : Descartes dit que … mais Kant pense le contraire : à chacun son avis. En même temps leur besoin de sécurité intellectuelle les incline à s’accrocher aux doctrines et aux définitions comme à autant de bouées de sauvetage : ce qui est incontestable, c’est que Kant a dit ceci ou cela, peu importe la raison pour laquelle il l’a dit …

   Sans doute décrit-on ainsi les effets prévisibles d’un enseignement d’histoire des idées et non d’un enseignement d’histoire de la philosophie. Sans doute Luc Ferry a-t-il raison de dire qu’une véritable histoire de la philosophie est philosophique. Cependant la question est de savoir si le projet d’un enseignement philosophique de l’histoire de la philosophie est en adéquation avec la préoccupation qui inspire ce projet, savoir l’objectivité de l’évaluation. Si en posant des questions sur l’empirisme on veut obtenir des définitions de dictionnaire, on les obtiendra facilement : le bachotage est assuré et les compendiums vont fleurir, qui proposeront des « topos » sur l’empirisme, le nominalisme et la cosmologie grecque. Si en revanche on en fait une question philosophique, il ne sera guère plus facile de se mettre d’accord sur ce qu’est l’empirisme que sur ce qu’est le temps : l’empirisme de Hume n’est pas l’empirisme de Locke. Et la théorie thomiste de la connaissance, est-elle empiriste ? Oui, sans doute, dans la mesure où elle exclut tout apriorisme ; mais elle n’implique aucune passivité de la connaissance, l’intellect étant essentiellement actif, créateur de formes. Et qu’on ne croie pas s’en tirer en proposant l’étude de questions d’histoire de la philosophie plus « pointues » : il n’est pas du tout certain que la question « qu’est-ce que le temps chez Descartes ? » appelle une réponse plus « objective » que la question « qu’est-ce que le temps ? ». Faudrait-il y répondre comme Jean Laporte ou comme Jean Wahl ? Comme Jean-Marie Beyssade ou comme Martial Guéroult ? Le correcteur qui aurait à apprécier une copie sur un sujet du type : « Y a-t-il discontinuité du temps chez Descartes ? Oui, Non, cochez la bonne réponse », serait-il moins embarrassé que celui qui doit juger une dissertation sur le temps ?

   C’est bien sur le rivage de l’évaluation que viennent se rejoindre, pour y échouer, les partisans de l’introduction d’un programme d’histoire de la philosophie et les didacticiens qui cherchent à promouvoir les questionnaires à choix multiples : une épreuve peut être évaluée d’autant plus objectivement qu’elle se borne à enregistrer la restitution pure et simple d’un savoir déterminé. Heureux correcteurs qui pourront noter sans état d’âme leurs copies lorsque les questions posées seront du type : « Je pense donc je suis » est une phrase de 1- Pascal  2- Descartes  3- Bernard-Henry Lévy … Mais dès lors qu’une épreuve, de philosophie générale ou d’histoire de la philosophie, peu importe, exige une véritable réflexion personnelle, une recherche, un engagement authentique, il faut savoir apprécier des balbutiements, des hésitations, parfois aussi des « erreurs intelligentes », et il faut alors faire son deuil d’une notation automatique et rassurante.

   Du reste, ceci ne vaut  pas seulement pour la philosophie. En quelque discipline que ce soit, il est plus difficile de noter une dissertation qu’un QCM ou un exercice à trous. En mathématiques aussi il est plus facile de juger de l’exactitude d’un résultat que de la qualité d’un raisonnement. Cependant il y a fort à craindre qu’un enseignement perde sous le rapport de la valeur formatrice ce qu’il gagne sous celui de la facilité de l’évaluation. S’agissant de la philosophie, il n’est donc pas souhaitable que les préoccupations docimologiques, quelque légitimes qu’elles soient, conduisent à renoncer à un enseignement de philosophie générale dont l’originalité et la valeur tiennent, comme le rappelait il n’y a pas si longtemps encore Jacques Muglioni, à ce qu’il est « de part en part philosophique »[xxvi].

   Un enseignement de part en part philosophique, voilà ce qui est mis en cause tant par l’orientation historique que par l’orientation didactique. On a évoqué en commençant, pour les opposer, les menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’enseignement de la  philosophie et celles qui avaient pesé sur lui dans un passé plus ou moins lointain. Elles sont très différentes en effet quant à leurs origines, quant à leurs auteurs, quant à leurs principes, quant à leurs motivations, mais peut-être pas quant à leur contenu. Un exemple suffira. À la fin de la seconde République et sous le second Empire, les professeurs de philosophie eurent beaucoup à souffrir du pouvoir politique en général et d’un certain Hippolyte Fortoul en particulier, universitaire devenu ministre de l’Instruction publique et des cultes dans le gouvernement constitué par Louis Napoléon Bonaparte au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851, et ennemi juré de la philosophie. Ce fut lui par exemple qui brisa la carrière professorale d’Hippolyte Taine. Dans un rapport au Prince-Président de la République française publié dans le Journal général de l’instruction publique et des cultes du 14 avril 1852, Hippolyte Fortoul insiste sur la nécessité de retrancher de l’enseignement philosophique les « rameaux parasites ». Il argue du danger des discussions philosophiques pour indiquer à quoi doit se réduire l’enseignement de la philosophie : « dans les lycées, écrit-il, les leçons doivent être dogmatiques et purement élémentaires ». Des leçons dogmatiques : assurément l’enseignement de la philosophie ne risquerait pas d’être subversif s’il se bornait à exposer ce que sont « objectivement » le nominalisme et la cosmologie grecque … Des leçons purement élémentaires : Hippolyte Fortoul ne serait-il pas enchanté par l’induction guidée par contrastes et par l’approche métaphorique du concept ?

   On le voit, si nous voulons savoir ce que doit être l’enseignement de la philosophie, nous pouvons nous en instruire auprès de ses plus farouches adversaires. Ils peuvent nous aider, à leur manière, en nous montrant les chemins à ne pas suivre. 

André Perrin

(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
 

[i] Michel Tozzi, Patrick Baranger, Michèle Benoît, Claude Vincent, Apprendre à philosopher dans les lycées d’aujourd’hui, CRDP de Montpellier, Hachette Éducation, 1992, p. 91.
[ii] Ibid., p. 92.
[iii] Ibid.
[iv] Ibid. p. 127.
[v] Le Monde de l’Éducation, Cahier supplémentaire, septembre 1994, p. 128.
[vi] Ibid.
[vii] L’enseignement philosophique, 45ème année, n°3, janvier-février 1995, p. 40.
[viii] Ibid.
[ix] Ibid.
[x] Revue citée p. 128.
[xi] Ibid.
[xii] Kant  Critique de la raison pure, Architectonique de la raison pure, PUF, 5ème édition, p. 560.
[xiii] Ibid.
[xiv] Ibid. p. 560-561
[xv] Ibid. Discipline de la raison pure, p. 494.
[xvi] Ibid. p. 561.
[xvii] Ibid.
[xviii] Ibid.
[xix] Ibid. p. 558
[xx] Ibid.
[xxi] Ibid. p. 561 
[xxii] Ibid.
[xxiii] Ibid.
[xxiv] Ibid. p. 562
[xxv] Ibid. p. 561
[xxvi] Jacques Muglioni  L’enseignement philosophique et la lecture des grands textes  in  L’enseignement philosophique, 43ème année, n°4, mars-avril 1993, p. 67.

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