Ce texte est paru sous le titre : L'évaluation : le point de vue d'un
inspecteur dans le n° 118 de Cahiers Économieet Gestion, la
revue de l'APEG (Association des professeurs d'économie et gestion)
juin-juillet-août 2013
Pourquoi évaluer
les professeurs ?
La première réponse
qui vient à l'esprit est : parce que ce sont des travailleurs comme les autres.
Dans la société tous les travailleurs sont évalués, d'une manière ou d'une
autre, et pas seulement les salariés. Si vous n'êtes pas content de votre
garagiste, si vous jugez que votre médecin ne vous consacre pas assez de temps
ou qu'il ne daigne pas vous donner des explications sur ce qu'il vous prescrit,
vous en changez. Les clients et les patients comme les employeurs évaluent ceux
qu'ils rémunèrent. Les professeurs sont des fonctionnaires, rémunérés par
l’État, c'est-à-dire par l'ensemble des citoyens, et il est normal que la
collectivité s'enquière de la qualité des services qui lui sont rendus.
Ce n'est là bien sûr qu'une réponse de principe. Il ne suffit pas
de dire que l'évaluation étant légitime dans son principe l'est dans le cas
particulier des professeurs, mais l'envisager en tant qu'évaluation des
professeurs. Quelle est alors sa finalité spécifique ? Et pourquoi une
évaluation institutionnelle, celle qui est justement confiée aux inspecteurs ?
Eh bien d'abord parce que les professeurs sont de toute façon évalués de façon
non institutionnelle. Ils le sont tous les jours par leurs élèves, directement,
et à travers leurs élèves par les familles. Ils font donc l'objet d'une
évaluation qu'on pourrait appeler « sauvage ». Il ne s'agit nullement de dénier
toute valeur au jugement des élèves : Aristote déjà faisait remarquer que
lorsqu'il s'agit d'un festin, c'est le convive et non le cuisinier qui est apte
à en juger1.
Et nous autres professeurs nous ne manquons pas d'être sensibles à ce jugement
des élèves lorsqu'il nous récompense à travers l'attention et l'adhésion de
toute une classe au travail que nous dirigeons, ou lorsque d'anciens élèves,
croisés par hasard, nous disent leur reconnaissance pour ce que nous leur avons
apporté. Cependant nous voyons bien tous les risques qu'il y aurait à s'en tenir
à cette seule évaluation. D'une part les élèves ne peuvent être juges du contenu
de ce qui doit leur être enseigné et, du reste, ni eux, ni les familles ne
connaissent généralement les textes réglementaires qui déterminent ce contenu et
les modalités souhaitables de sa transmission ; d'autre part cette évaluation
« sauvage » risque toujours d'être brouillée ou parasitée par toutes sortes de
considérations étrangères à la valeur professionnelle du professeur : son
caractère, ses engagements politiques éventuels, ses relations avec ses
collègues etc. Il est donc indispensable, si l'on admet qu'au cœur de
l'institution scolaire il y a le savoir qui doit être transmis, que les
professeurs soient évalués par des pairs dont la compétence disciplinaire soit
incontestable. Et il est également indispensable que cette évaluation soit
confiée à quelqu'un qui, étant extérieur à l'établissement, n'est pas impliqué
dans les remous ou les mouvements passionnels qui peuvent parfois l'agiter.
Enfin la question « Pourquoi évaluer ? » peut signifier « Quels
sont les objectifs de l'évaluation ? ». Celle-ci aboutit bien sûr à une notation
qui a une incidence sur la carrière des professeurs et sans doute n'est-il pas
illégitime que les plus compétents, les plus dévoués, les plus engagés soient
distingués. L'essentiel pourtant n'est pas là. L'évaluation n'est pas seulement
tournée vers le passé, vers ce qui a été fait, mais aussi et surtout vers ce qui
peut l'être, vers l'avenir. Elle n'est pas seulement une procédure de contrôle,
mais d'abord et avant tout une procédure d'aide et de conseil qui permet de
progresser. Elle est nécessaire parce que l'autoévaluation ne suffit pas, ou
plutôt ce qui ne suffit pas c'est une évaluation qui serait purement
introspective. Elle ne suffit pas parce qu'on ne se connaît pas tout seul. C'est
ce que dit Socrate dans l'Alcibiade de Platon : « Un œil donc pour se
voir lui-même doit regarder dans un autre œil 2»
et c'est aussi ce que met en évidence une célèbre analyse de Sartre dans
L'être et le néant : c'est le regard d'autrui qui, en nous objectivant, nous
permet de prendre conscience de ce que nous faisons et de ce que nous sommes3.
En ce sens aussi les élèves permettent déjà au professeur de s'évaluer. En
fonction des réactions de ses élèves, tout professeur voit bien ce qui marche et
ce qui ne marche pas. À partir de là, il ajuste le tir. Procédant par essais et
erreurs, il renonce à ce qui ne marche pas et « creuse » dans la direction de ce
qui a réussi. Ce que l'inspecteur peut apporter de plus, c'est un regard qui est
plus « savant » que celui des élèves au regard de la discipline enseignée, et
qui est aussi instruit par sa propre expérience de professeur.
Et puis l'évaluation c'est enfin ce qui permet de repérer les
professeurs qui sont susceptibles d'être désignés comme conseillers pédagogiques
et d'aider à leur tour des professeurs débutants à entrer dans le métier, de
participer à la formation initiale (préparation des concours internes) ou
continue (animation des stages), de constituer un vivier de « professeurs-ressource »
à qui on peut confier diverses tâches, de repérer aussi les professeurs
susceptibles d'enseigner en classes préparatoires et, parfois, de devenir IPR
(Inspecteur Pédagogique Régional) eux-mêmes !
Qu'est-ce qu'un
bon professeur de philosophie aux yeux d'un IPR ?
Un bon professeur de
philosophie c'est d'abord un professeur qui maîtrise bien la discipline qu'il
enseigne. Selon un préjugé largement répandu dans l'opinion le mauvais
professeur pourrait être quelqu'un de très savant mais à qui ferait défaut la
« pédagogie ». On va même parfois jusqu'à le réputer trop savant : il serait à
sa place à l'université, mais pas adapté, faute de « pédagogie » à un auditoire
trop ignorant … On n' est évidemment jamais trop savant pour enseigner à des
élèves de lycée, j'inclinerais plutôt à penser qu'on ne l'est jamais assez ; par
ailleurs ce préjugé présuppose faussement une extériorité de la connaissance et
de la transmission de la connaissance. En vérité ce que m'a appris l'expérience
de l'inspection, c'est que dans la quasi-totalité des cas, les professeurs en
difficulté ou en échec étaient des professeurs qui ne maîtrisaient pas bien leur
discipline, qui étaient philosophiquement fragiles. Une solide culture
philosophique est donc une condition, sans doute insuffisante, mais absolument
nécessaire. Personne ne peut prétendre enseigner la philosophie à John s'il ne
connaît pas la philosophie.
Mais il ne suffit pas d'avoir des connaissances de base. Le bon
professeur de philosophie doit être un philosophe. Je ne veux pas dire par là un
bâtisseur de système, bien sûr, mais quelqu'un qui philosophe, qui pratique
réellement la philosophie, qui a une vie philosophique. Et cela a un rapport
direct avec la nature de notre enseignement philosophique. Vous savez sans doute
que l'enseignement de la philosophie en France n'est pas doctrinal : il ne
s'agit pas de donner des connaissances, encore moins des « informations » sur
les doctrines ou les théories des auteurs, de dire ce qu'ont pensé Platon ou
Kant. Le programme de philosophie est constitué de notions à partir desquelles
il appartient à chaque professeur de déterminer, assez librement, des problèmes.
Selon une formule qui ne figure pas dans les textes officiels, mais qui
correspond à la tradition de l'enseignement philosophique chez nous, le
professeur de philosophie est « l'auteur de son cours ». Cela veut dire qu'il
lui revient d'élaborer un parcours, un cheminement intellectuel où des problèmes
philosophiques sont posés, explicités dans leur dimension problématique,
examinés, et où sont explorées des démarches visant à leur élucidation, les
auteurs, leurs œuvres, leurs textes étant alors convoqués dans la mesure où ils
peuvent contribuer à cette élucidation. Un cours dans ces conditions n'est
jamais achevé : il est constamment ré-élaboré par le professeur en fonction de
sa propre vie philosophique, de ses lectures et de sa vivante réflexion. Un bon
professeur de philosophie est ainsi un professeur contagieux : parce
qu'il aime la philosophie, et que ça se voit, il suscite cet amour chez ses
élèves, il sait éveiller et leur désir, et leur réflexion. Il les amène d'une
part à expliciter les questions qu'ils se posent pour mieux les poser, plus
justement et plus rigoureusement, et d'autre part à se poser des questions
qu'ils ne s'étaient jamais posées, parce qu'ils pensaient que les réponses
allaient de soi. Il leur montre que ces questions peuvent être éclairées par la
lecture des grands textes de la tradition et il les amène à y exercer, en les
lisant, leur propre réflexion.
Enfin, parce qu'il ne sépare pas la philosophie de son
enseignement, un bon professeur de philosophie a un réel souci pédagogique. Il
est porté par une haute exigence, envers lui-même en premier lieu, mais aussi
envers ses élèves, parce qu'il les respecte et qu'il veut pour eux tout ce à
quoi ils ont droit. Il ne s'indigne pas de leur ignorance, d'abord parce qu'elle
est normale : s'ils étaient déjà savants ils ne seraient pas à leur place en
tant qu'élèves ; ensuite parce que Socrate lui a appris, dans les dialogues de
Platon, que l'ignorance n'est pas en soi mauvaise. Dès lors qu'elle est sue,
qu'elle est connue comme ignorance, elle est même une étape nécessaire car on ne
peut désirer savoir que ce qu'on a conscience d'ignorer. Le bon professeur est
celui qui sait se mettre non pas au niveau, mais à la portée de
ses élèves. Se mettre à leur niveau ce serait renoncer à l'exigence et sombrer
dans la démagogie, ou pire encore. Je vous donne deux exemples. Ce sont des
exemples-limite, et en ce sens ils sont « caricaturaux », mais je vous en
garantis l'authenticité. J'inspecte un jour un jeune professeur qui, au cours de
la séance, met un élève à la porte dans les termes suivants : « Fous-moi le
camp ! ». L'expulsion en elle-même n'était pas imméritée car le comportement de
l'élève était en effet inadmissible, mais j'ai dû au cours de l'entretien
expliquer à ce jeune collègue qu'on ne devait pas se mettre au niveau de
ses élèves en adoptant leur langage. Le professeur doit au contraire incarner à
leurs yeux un modèle qui leur permet de s'élever puisque, comme leur nom
l'indique, ils sont là pour cela. Second exemple, je vais un jour inspecter un
professeur dont le chef d'établissement se plaint en me disant qu'il ne sait pas
se mettre au niveau de ses élèves ni leur parler de choses qui les intéressent.
Dans une classe technologique industrielle j'assiste à une leçon authentiquement
philosophique, mais tout à fait accessible. La classe, assurément difficile,
composée exclusivement de garçons, se montre assez attentive pendant la première
demi-heure avant que, les mauvaises habitudes reprenant le dessus, le climat ne
se dégrade. Au cours de l'entretien j'évoque avec la collègue les reproches qui
lui sont adressés par son proviseur. Elle me répond : « Oui, bien sûr, je ne
leur parle pas de ce qui les intéresse, ce qui les intéresse ce sont les filles
et les motos. J'estime que je ne suis pas là pour ça ». Elle avait naturellement
raison. Certes on ne peut exclure la possibilité de partir d'un intérêt immédiat
des élèves pour formuler un problème philosophique, mais à condition de ne pas
oublier que « partir de » veut dire « ne pas rester ». Mais
surtout il faut se garder d'attribuer aux élèves des attentes qui ne sont
nullement les leurs. Ils sont tout à fait capables de distinguer entre leurs
intérêts immédiats et ce qu'ils attendent de l’École. De celle-ci ils attendent
qu'elle les dépayse. C'est ce que Hegel avait bien vu : « La jeunesse se
représente comme une chance de quitter son chez-soi et d'habiter, avec Robinson,
une île lointaine4 ».
Et l'éducation, dit Hegel, parce qu'elle est arrachement à soi, suppose qu'on
s'occupe « de quelque chose de non-immédiat, d'étranger5 ».
Le bon professeur ne renonce donc pas à placer l'élève devant des obstacles à
surmonter, devant des difficultés – car il est exaltant de vaincre des
difficultés, comme le savent au moins tous ceux qui font du sport – mais en même
temps il ne laisse pas l'élève sans armes pour les vaincre : il invente à cet
effet des dispositifs, des stratagèmes, des médiations. C'est cela se mettre à
leur portée.
Quels sont les
critères d'évaluation d'un IPR de philosophie ?
Ils dépendent
évidemment de ce qui précède, mais on peut les préciser. Il y a d'abord une
prise en compte de la leçon à laquelle j'assiste et à cet égard je m'attache à
deux choses : à la manière dont elle est construite et à la manière dont
elle est conduite. Pour faire comprendre ce qu'elle doit être et ce
qu'elle ne doit pas être, je partirai d'une notion souvent mal comprise, celle
de cours magistral, et je ferai la distinction suivante : une leçon doit
toujours être magistrale, elle ne doit jamais être ex cathedra.
Dire qu'une leçon est magistrale, c'est dire tout simplement qu'elle est l’œuvre
d'un maître, de quelqu'un qui maîtrise son sujet, qui l'a soigneusement
élaborée, qui sait où il veut en venir et par quels chemins, bref qui ne
s'abandonne pas à l'improvisation (ce qui ne signifie pas qu'il ne pourra pas en
la conduisant accepter certaines digressions, certains détours, en fonction des
réactions de ses élèves). Ici les questions à se poser sont : est-ce que cette
leçon est organisée autour d'un problème clairement déterminé qui assure son
unité ? Est-ce que ce problème est progressivement élucidé grâce à des analyses
rigoureuses et approfondies ? Est-ce que des références philosophiques
pertinentes et bien choisies sont mobilisées à cet effet ? Le caractère
magistral de la leçon se rapporte donc à sa construction. Si l'on
envisage maintenant la leçon en tant qu'elle est conduite devant les
élèves, ou plutôt avec eux, il est clair qu'elle ne doit pas être ex cathedra.
Une leçon n'est pas une conférence et une classe n'est pas un amphi. Avec des
élèves de terminale, et d'ailleurs aussi avec des élèves de classes
préparatoires, un professeur ne fait pas cours, il fait classe. Parce que la
philosophie dans son essence comme dans son origine récuse tout dogmatisme, une
leçon de philosophie ne peut jamais être un monologue, elle est par principe
dialogique. Cela ne signifie évidemment pas que la leçon doive prendre la
forme d'un « débat » ni que les 25 ou 30 élèves d'une classe doivent tous
« intervenir » au cours de la séance ! Ce qui est important en revanche, c'est
que le professeur sache interroger ses élèves d'une part pour s'assurer qu'il
s'est fait comprendre d'eux, d'autre part pour les amener à découvrir par
eux-mêmes ce qu'il veut leur faire découvrir et à le formuler dans leur propre
langage car on retient beaucoup mieux ce que l'on s'est ainsi approprié
soi-même. Cela suppose qu'il sache formuler les bonnes questions, non pas de ces
questions trop générales ou évasives dont l'absurde paradigme est : « Qu'en
pensez-vous ? », mais des questions qui guident la réflexion, qui orientent la
recherche, qui mettent sur la piste. Ce qui est encore pris en compte dans la
manière d'apprécier la conduite de la leçon, c'est la capacité du professeur à
valoriser les interventions des élèves, à les reprendre et à les utiliser pour
faire progresser la réflexion entreprise en commun. Ce sont aussi les réponses
et interventions des élèves dans la mesure où elles témoignent des acquisitions
qu'ils ont réalisées. C'est encore la façon dont le professeur veille à
faciliter la prise de notes par les élèves, par exemple en utilisant le tableau,
et, de manière plus générale la qualité de l'attention qu'il sait susciter,
celle du rapport qu'il entretient avec ses élèves, le climat de la classe.
Et puis bien sûr l'évaluation ne porte pas seulement sur ce que
l'on peut observer pendant l'heure que dure la leçon, mais sur le travail de
toute une année scolaire. C'est pourquoi l'IPR examine attentivement le cahier
de textes, les classeurs des élèves, les copies corrigées. Le cahier de textes
et les cahiers des élèves permettent d'avoir une vue d'ensemble du cours,
d'apprécier son caractère philosophique, son élaboration, son organisation, son
ordre, sa logique. Il va également s'intéresser à la façon dont le professeur
fait travailler ses élèves, au nombre des devoirs et exercices, à leur rythme, à
la pertinence des sujets proposés, à leur formulation, à la façon dont le
professeur a préparé ses élèves aux exercices qu'il leur demande, au soin avec
lequel sont corrigées les copies, à la qualité enfin des corrigés qu'il leur
propose : il ne suffit pas de dire aux élèves : « vous auriez pu parler de ceci
ou de cela », car personne n'a jamais progressé en dissertation avec des
directives de ce genre. Il faut proposer aux élèves des corrigés détaillés qui
leur montrent d'abord que l'exercice demandé était faisable et qui leur fassent
voir ce que l'on peut attendre d'une dissertation ou d'une explication de texte
en sorte que la fois suivante ils soient mieux à même de réussir l'exercice.
Et puis l'observation de la leçon est toujours suivie d'un
entretien, d'une heure environ, qui fait partie de l'évaluation. Au cours de cet
entretien le professeur va expliquer ce qu'il fait et il pourra par exemple
justifier des choix qui auraient pu paraître contestables, mais dont il pourra
montrer, en les replaçant dans leur contexte, la pertinence et la légitimité. Il
faut savoir que l'inspection de philosophie est très attachée à la liberté
philosophique et pédagogique du professeur. Sa philosophie officielle, c'est
qu'il n'y a pas de philosophie officielle. Il n'y a pas davantage de méthode
imposée ni de méthode interdite : toutes les méthodes sont acceptables dès lors
que le professeur peut justifier leur adoption et qu'elles produisent des effets
positifs. Enfin même si la relation qui s'établit dans l'entretien
post-inspection a un caractère inévitablement asymétrique – c'est l'un qui est
chargé d'évaluer l'autre et non l'inverse – elle est avant tout une discussion
entre deux professeurs de même discipline qui ont en partage le même amour du
métier.
Peut-il y avoir
discordance entre l'évaluation d'un proviseur et celle d'un IPR ?
Oui, bien sûr. Si ce
n'était pas le cas le principe de la double évaluation n'aurait aucun sens. Mais
je dois préciser tout de suite que ce n'est pas le cas le plus fréquent. La
plupart du temps ces évaluations se recoupent. Il reste que le chef
d'établissement et l'inspecteur n'ont pas les mêmes critères et ne voient pas
les mêmes choses. S'il s'agit d'évaluer l'assiduité ou la ponctualité d'un
professeur – et l'on peut sans doute attendre d'un professeur qu'il soit assidu
et ponctuel – il va de soi que ce sont là des choses qui sont vues par le
proviseur et non par l'inspecteur. Même chose s'il s'agit de la façon dont il
s'insère dans la communauté éducative, de son rayonnement dans l'établissement,
de ses relations avec ses collègues et de son implication dans le projet
d'établissement. Inversement seul l'inspecteur peut ès qualités juger de la
valeur scientifique de l'enseignement dispensé et de la qualité de la pédagogie
mise en œuvre au service de cet enseignement. Il est donc important qu'il y ait
double évaluation. Je vous citais tout à l'heure le cas de ce proviseur qui
attribuait – à tort à mon sens – l'indiscipline d'une classe de STI au fait que
le professeur de philosophie ne parlait pas aux élèves « de ce qui les
intéresse ». Si le professeur incriminé avait consacré ses cours à des débats
sur les mérites comparés des Honda CBF 1000F et des Kawasaki Z 1000 SX et si,
par miracle, les élèves avaient été sages, ce que je ne crois pas une seconde,
ce proviseur aurait sans doute été satisfait. Les chefs d'établissement ont
tendance à être contents dès lors qu'il n'y a pas de remous. Ne voyez pas là une
attaque de ma part contre eux. Lorsqu'il y a des plaintes, ce sont eux qui les
reçoivent, c'est leur bureau qui est assiégé par les parents d'élèves
mécontents, pas celui de l'inspecteur. Il faut les comprendre. Mais c'est
précisément ce qui rend l'évaluation de l'IPR indispensable. Je vous disais tout
à l'heure que dans la plupart des cas les bons professeurs – et ils sont la
majorité – étaient reconnus comme tels aussi bien par le proviseur que par
l'inspecteur. Il reste qu'il peut arriver, et qu'il arrive effectivement, qu'un
professeur de valeur soit parce qu'il est encore inexpérimenté, soit parce qu'il
a la charge de classes particulièrement difficiles, soit les deux à la fois, se
trouve en difficulté ou en échec. Il est alors important que l'IPR puisse
attester sa compétence et témoigner qu'il n'a en rien démérité, incitant par là
le chef d'établissement à ne pas lui ménager son soutien.
Quel a été le
pire cours de philosophie auquel vous ayez assisté en tant qu'IPR ? Et le
meilleur ?
Il est difficile
d'établir un palmarès car il y a bien des manières d'être excellent, et aussi
d'être exécrable. Les mauvais cours prennent la plupart du temps la forme de
résumés doctrinaux simplement juxtaposés (Platon a dit ceci, Kant a pensé cela
etc.) qui conjuguent les méfaits du dogmatisme et du relativisme et où le
professeur renonce à penser et à faire penser. Mais je vais vous donner un autre
exemple, non pas parce qu'il serait représentatif – je n'ai vu cela qu'une seule
fois – mais parce qu'on peut en tirer un enseignement. C'était un cours que le
professeur – il s'agissait d'une contractuelle peu formée et très peu sûre
d'elle, ce qui explique en partie la chose – a intégralement dicté, du début
jusqu'à la fin. Le cours intégralement dicté, c'est la seule méthode qui soit
expressément proscrite. Mais le plus extraordinaire, c'est que les élèves,
c'était une classe de terminale S, ont « gratté » pendant une heure sans émettre
la moindre protestation. Il est certain que si, pour en revenir à mon exemple
précédent, le professeur leur avait parlé de motos ou de jeux vidéo, ils
n'auraient pas été aussi attentifs. C'est que ce cours dicté, si mauvais qu'il
fût (et il était mauvais, plein de formules énigmatiques et incompréhensibles
pour des élèves) avait du fait qu'il était rédigé et dicté l'apparence du
savoir. Or les élèves savent très bien pourquoi ils viennent à l'école : c'est
pour le savoir, pas pour qu'on les divertisse ou qu'on leur offre ce qu'ils ont
déjà à foison en dehors de l'école. Et si on leur donne le choix entre le
divertissement et ce qu'ils croient être le savoir, ils plébiscitent le
« savoir ».
Le meilleur cours, maintenant … Par bonheur j'ai assisté à beaucoup
de cours remarquables, dans des styles très différents. Je vous livre donc un
souvenir parmi d'autres. Le professeur expliquait un dialogue de Platon. Ils
étaient tous, le professeur et ses élèves, penchés sur leur livre dans une
atmosphère de recueillement. Le professeur lisait le texte et interrogeait sans
relâche ses élèves, il leur montrait où il fallait regarder, il leur posait des
questions décisives et éclairantes, des questions qui leur permettaient de
délivrer peu à peu le texte de son opacité et de faire apparaître tout ce qu'il
recelait. Et les élèves s'émerveillaient de découvrir tout cela et de le
découvrir eux-mêmes. Car ce professeur savait non seulement les ouvrir à
l'intelligence du texte qu'il expliquait, mais aussi aux ressources de leur
propre intelligence, et de leur donner ainsi confiance en eux. C'était un très
beau moment, un moment magique, et je n'ai jamais aussi bien éprouvé que ce
jour-là la vérité de la définition qu'Aristote donne de l'enseignement : l'acte
commun du maître et de l'élève6.
Évidemment ce professeur avait un certain charisme, ce qui nous ramène à votre
question précédente : qu'est-ce qu'un bon professeur de philosophie ? On ne peut
pas enseigner sans un certain charisme, ce qui veut simplement dire que l'art
d'enseigner n'est pas entièrement réductible à un ensemble de techniques.
Cependant il y a charisme et charisme. Vous savez que Bourdieu a beaucoup
critiqué la figure du professeur charismatique : « Dans l'enseignement
charismatique, « enseignement du réveil » qui fut celui des initiations
magiques, le langage est avant tout incantation prestigieuse dont toute la
justification n'est que de mettre le disciple en état de recevoir la grâce (…)
la parole se signifie plus qu'elle ne signifie7 ».
Cette critique n'est pas totalement infondée. Il existe en effet des professeurs
qui s'enchantent de leur propre parole, qui se mettent en scène, qui font du
théâtre, pour ne pas dire du cirque, et qui, tels des gourous veulent des
« disciples ». Mais le professeur dont je vous parlais avait des élèves et non
pas des disciples, ce qui veut dire qu'il se proposait de les élever, et non de
les fasciner. Il n'attirait pas l'attention sur sa personne, mais sur la chose
même qui permettrait à ses élèves de s'élever dès lors qu'ils la saisiraient.
Un IPR peut-il repérer si le
professeur favorise l'émergence de la créativité ? Et de l'esprit critique ?
Est-ce valorisé ?
Je ne mettrai pas sur
le même plan l'esprit critique et la « créativité ». En ce qui concerne l'esprit
critique la réponse est claire parce que l'esprit critique est consubstantiel à
la philosophie. Philosopher, c'est penser par soi-même, c'est passer par
l'épreuve de l'ironie socratique qui ébranle toutes les certitudes ou par celle
du doute cartésien, c'est ne tenir aucune proposition pour vraie qu'on ne puisse
la fonder en raison. Mettre les élèves sur le chemin de la philosophie, c'est
leur faire apercevoir des problèmes là où ils n'en voyaient pas, là où les
choses leur semblaient aller de soi. Les initier à la dissertation
philosophique, c'est les accoutumer à saisir la dimension problématique des
questions qui leur sont posées. Donc bien sûr c'est quelque chose qu'on peut
repérer – les professeurs auxquels je faisais allusion plus haut, ceux dont
l'enseignement se réduit à une juxtaposition de d'exposés doctrinaux, ne
satisfont pas à cette exigence – et c'est quelque chose qu'on va naturellement
valoriser.
La créativité, c'est autre chose. Il faut s'entendre sur le sens de
ce mot. En toute rigueur on ne peut apprendre à créer puisque créer, c'est
produire en dehors des règles et qu'on ne peut transmettre des règles qui
permettraient de produire en dehors des règles. Ou bien favoriser l'émergence de
la créativité, ce serait abandonner l'élève à sa spontanéité supposée
créatrice ? Il faut alors écouter Alain dénoncer ces « sots pédagogues » qui
disent « que l'originalité de l'enfant est précieuse par-dessus tout, et qu'il
faut se garder de lui dicter des pensées, mais au contraire le laisser rêver
devant une page blanche, de façon que ce qu'il écrira soit spontané et de lui,
non pas du maître. Or, ce qu'il écrira, laissé ainsi à lui-même, ce sera
justement le lieu commun8 ».
On commence à apprendre en imitant comme le disait déjà Aristote9
et Alain montre que c'est de cette manière que l'on se dispose à créer
ultérieurement : « L'art d'apprendre se réduit donc à imiter longtemps et à
copier longtemps, comme le moindre musicien le sait, et le moindre peintre10 ».
Que l'on songe à Mozart passant des mois à recopier et transcrire les partitions
de Bach pour s'imprégner de son style et assimiler son écriture à sa propre
composition : le résultat, c'est la Grande Messe en ut mineur ! Ce n'est donc
qu'indirectement que le professeur peut favoriser l'émergence de la créativité :
en produisant ses conditions de possibilité, c'est-à-dire en fournissant à
l'élève les bases qui lui permettront ultérieurement de créer. Souvent l'écart
fait style, mais comme disait, je crois, Aragon, pour piétiner la syntaxe, il
faut d'abord la maîtriser. L'école est là pour enseigner à maîtriser la syntaxe,
toutes les syntaxes. C'est pourquoi elle ne doit pas répugner à être
« scolaire » ; et c'est pourquoi aussi l'idéologie de la créativité est
dangereuse : il se pourrait bien qu'elle favorise les « héritiers », ceux qui
grâce à leur famille et à leur origine socioculturelle maîtrisent déjà les codes
et les syntaxes au détriment de ceux qui en sont démunis, de ceux qui ont
absolument besoin de l'école pour s’élever, et pour qui l'école est faite en
priorité.
Les IPR sont-ils
notés ? Par qui et selon quels critères ?
Comme tous les
fonctionnaires les IA-IPR (Inspecteurs d'Académie - Inspecteurs Pédagogiques
Régionaux) font l'objet d'une évaluation, même si celle-ci ne se traduit pas
sous la forme d'une note chiffrée, et cette évaluation est faite par leurs
supérieurs hiérarchiques directs, c'est-à-dire par les Recteurs d'Académie. Elle
a lieu tous les trois ans lors d'un entretien au cours duquel l'IPR et le
Recteur font le bilan du travail qui a été accompli. Au terme de cet entretien
est établie une « lettre de mission » qui servira de base à l'entretien
d'évaluation suivant. Cet entretien peut avoir une incidence sur sa carrière
s'il souhaite changer de fonctions, par exemple devenir Directeur Académique.
Elle peut aussi avoir une incidence, quoique modeste, sur sa rémunération
puisque celle-ci comprend, outre sa rémunération de base, une indemnité de
fonction appelée ICA (indemnité de charges administratives) d'un montant
d'environ 750 euros par mois dont une petite partie est modulable. Les recteurs
vont de préférence faire bénéficier de cette modulation les IPR à qui ils
confient des missions particulières qui viennent en sus de leurs activités
normales. Le critère de leur évaluation, c'est donc un investissement plus
important, ou plus visible. J'ajoute cela en souriant parce que les IPR de
philosophie ayant presque tous la charge d'au moins deux académies, parfois
trois, parfois quatre, se consacrent presque exclusivement dans chacune d'entre
elles à leurs activités normales, c'est-à-dire disciplinaires, et ne peuvent
donc guère se charger de ces missions « transversales » dont la visibilité
permet d'augmenter, un peu, très peu, la rémunération de certains de leurs
collègues.
André Perrin
(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
1
Aristote, Politique III, 11, 1282 a 20. 2
Platon, Alcibiade 133 a. 3
Sartre, L'être et le néant, Paris, Gallimard, coll. Tel, p.305
sq. 4
Hegel, Discours du 29 septembre 1809 in Textes pédagogiques
Vrin p.84.
5 Ibid. 6
Aristote, Physique, III, 3, 202b. 7
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Langage et rapport au langage dans
la situation pédagogique in Rapport pédagogique et communication,
Cahiers du centre de sociologie européenne Mouton, 1965, p.28. 8
Alain, Propos sur l'éducation, LIV, Paris, PUF, 1965, p.119. 9
Aristote, Poétique, IV, 1448 b5. 10
Alain, op.cit., p.120.