(ce texte est la version
revue et corrigée sur des points de détail d’un article paru en mars-avril 1994
dans la revue L’enseignement philosophique 44eme année Numéro 4)
Éduquer ou
instruire, quelle est donc la fin de l’École ? Qu’on ne se hâte pas de répondre
qu’il s’agit là d’une vaine question ou d’un faux problème. Il y a plutôt là un
vrai problème qui est ordinairement mal posé parce que posé en des termes
rhétoriques, c’est-à-dire en des termes tels que la question induit, voire même
inclut la réponse. Celle-là inclura celle-ci dès lors qu’on assignera aux termes
qui la composent des définitions réductrices ou caricaturales propres à
constituer en repoussoirs les concepts qu’ils signifient. Comme l’écrit
justement M. Muglioni, « le rapport entre instruction et éducation dépend des
variations qui affectent la compréhension de chacun des deux termes
[1] ». Sans doute
l’instruction se définit-elle nominalement comme la transmission de
connaissances ; mais que l’on prenne cette définition nominale pour une
définition réelle, qu’on la comprenne comme inculcation autoritaire d’un amas de
connaissances éparses, qu’on lui associe quelques images répulsives comme celles
de l’entonnoir et du gavage des oies, et l’on n’aura guère de peine à démontrer
que l’École faillirait à sa tâche en se donnant un tel idéal. On peut ainsi
déprécier l’instruction au profit de l’éducation. Le résultat opposé sera tout
aussi aisément obtenu pour peu qu’on assimile l’éducation à une sorte de
dressage par lequel on amènerait l’enfant à adopter un certain nombre de
comportements déterminés : si l’on réduit l’éducation à l’acquisition de bonnes
manières, on n’aura pas de mal non plus à faire admettre qu’il y a tout de même
d’autres missions dont l’École doit s’acquitter.
Mais en vérité éduquer n’est pas dresser – c’est même tout le
contraire, comme on le verra un peu plus loin – et instruire ne consiste pas
davantage à gaver de connaissances. Cela ne consiste même pas à transmettre le
savoir, comme si le savoir pouvait se transmettre à la façon d’un héritage, ou
comme un bâton-relais qui passe d’une main à l’autre, savoir-relais qui se
déverserait d’un esprit dans l’autre, par capillarité, selon l’imagerie
ironiquement évoquée par Platon au début du Banquet : « Alors Agathon,
qui occupait le dernier lit, s’écria : « Viens t’asseoir ici, Socrate, près de
moi, afin qu’en te touchant tu me communiques les sages pensées qui te sont
venues dans le vestibule » (…). Alors Socrate s’assit et dit : « Il serait à
souhaiter, Agathon, que la sagesse fût quelque chose qui pût couler d’un homme
qui en est plein dans un homme qui en est vide par l’effet d’un contact mutuel,
comme l’eau passe par l’intermédiaire du morceau de laine de la coupe pleine
dans la coupe vide
[2] ».
Ainsi donc, pour décider si la tâche de l’École est d’instruire ou
d’éduquer, il faut préalablement déterminer ce que c’est qu’instruire et ce que
c’est qu’éduquer ; il faut, par-delà le sens des mots, déceler l’essence des
choses désignées par les mots. Au terme de ce travail d’élucidation,
l’opposition de l’éducation et de l’instruction apparaîtra peut-être
superficielle, et profonde leur identité. Restera alors à résoudre la question
de la finalité de l’École, qui ne s’en posera qu’avec plus d’acuité.
I. L'identité
de l'éducation et de l'instruction
A – Instruction et liberté
Comme l’étymologie
l’indique assez bien, instruire c’est outiller, équiper, munir ou encore armer.
On le voit sans peine, fournir à quelqu’un les outils qui lui permettront de
fabriquer quelque chose est tout autre chose que lui procurer la chose toute
faite : dans un cas il reste dépendant, dans l’autre il devient autonome. Si
donc s’instruire consiste bien à acquérir des connaissances, on ne peut acquérir
des connaissances qu’à la condition de les construire et c’est pourquoi
instruire quelqu’un, c’est-à-dire travailler à ce qu’il acquière des
connaissances, ne peut jamais consister à lui transmettre celles-ci : tout
simplement parce qu’on ne peut transmettre une activité de construction. On peut
seulement fournir certains des outils qui permettent de l’exercer et peut-être,
mais c’est une autre histoire, éveiller en l’autre le désir de l’entreprendre.
Que la nature de l’instruction soit d’être une auto-construction,
que le sens de l’instruction soit l’autonomie, voilà qui n’est une nouveauté ni
pédagogique, ni épistémologique. Un double détour, une incursion dans l’œuvre de
Platon, une excursion dans celle de Thomas d’Aquin nous permettront de nous en
assurer.
1 – La nature de
l’instruction : instruire, construire, guérir
Un homme peut-il en
instruire un autre en produisant en lui la science ? Telle est la question à
laquelle se propose de répondre l’article 1 de la question 117 de la Prima
primae de la Somme théologique [3]. Pourquoi une telle question ? Sans doute parce qu’il faut
discuter les théories de la connaissance qui, à l’instar de celle de Platon (la
réminiscence) et d’Averroès (l’unicité ou non-multiplication de l’intellect),
impliquent une réponse négative ; mais aussi et corrélativement parce qu’une
réponse positive est loin de s’imposer avec évidence lorsque, comme saint
Thomas, on se représente l’intelligence comme une puissance active, constructive
et personnelle.
Qu’est-ce en effet que connaître ? Au sens le plus large, connaître
c’est se représenter. Quant à la représentation, comme son nom l’indique, elle
est la présence en moi de ce qui est pourtant hors de moi
[4]. Toutefois ce n’est
évidemment pas la chose elle-même qui est présente dans mon esprit lorsque je la
connais, mais quelque chose qui lui ressemble, une « similitude ». Celle-ci peut
être une image singulière de la chose : on est alors au niveau de la
connaissance sensible, commune à tous les êtres doués de sensation. Mais outre
le sens, faculté du singulier, les hommes disposent d’un intellect, faculté de
l’universel, qui les rend aptes à la connaissance intellectuelle, capables donc
d’avoir de la chose une idée et pas seulement une image, capables par conséquent
d’atteindre sa quiddité et pas seulement tel ou tel de ses accidents extérieurs.
Connaître pour eux n’est pas seulement sentir, mais accueillir en eux la forme
intelligible de la chose.
Instruire un autre homme consistera donc à faire en sorte qu’il
accueille des formes intelligibles. Mais comment cela peut-il se faire ? Est-il
possible que la forme qui réside dans l’esprit du maître soit d’une manière ou
d’une autre la cause de celle qui va naître dans l’esprit de l’élève ? Et si
oui, de quelle manière ? Telle est la position thomiste du problème.
Pour penser l’acte d’instruire, un premier modèle est à exclure,
celui-là même qui est suggéré par la notion de « transmission des
connaissances » : il est impossible que la forme qui est dans l’esprit du maître
passe dans l’esprit de l’élève. Chacun sait, et les professeurs le savent mieux
que les autres, qu’on ne perd pas son savoir en le transmettant, bien au
contraire. Saint Thomas ajoute que la science qui est dans le maître n’est pas
« numériquement parlant [5]»
la même que celle qui est engendrée dans le disciple. Mais pourquoi ? Avant tout
parce que l’intelligence est personnelle : là est le véritable enjeu de la
polémique contre Averroès dont la thèse, l’unicité de l’intellect, aboutit à
cette double conséquence que tous les hommes ont les mêmes formes intelligibles
et que le maître ne peut causer dans l’esprit de l’élève une science autre que
celle qu’il possède : c’est l’innovation qui se trouve frappée d’interdit.
Pourtant la conception averroïste n’est pas totalement fausse. Elle met en
évidence que la science est une, et une la vérité : s’il y avait plusieurs
vérités, il n’y aurait pas de vérité. Lorsque Pierre et Paul comprennent que le
plus court chemin d’un point à un autre est la ligne droite, c’est bien la même
vérité qu’ils comprennent. Mais ceci ne vaut qu’ « au point de vue de l’unité de
la chose connue
[6] » : l’unité de l’objet connu n’implique pas qu’il y ait unité
des sujets connaissants dans leur manière de connaître. Autrement dit, il faut
distinguer le concept formel et le concept objectif. En effet les concepts sont
à la fois des informations de notre pensée (nous avons tous un concept du
cheval ou du triangle qui est une certaine organisation de notre intellect) et
des informations sur quelque chose (les concepts visent des objets). Le
concept formel est ce qui vise, le concept objectif est le visé du
concept formel, son contenu. Or nous avons tous des concepts formels différents
parce que, contrairement à ce que soutient Averroès, nous avons tous des
intellects différents. Ainsi nos concepts formels sont individuels et
singuliers, situés et datés : mon concept du cheval ou du triangle est né quand
je l’ai formé et il ne me survivra pas. Entre temps, il aura pu évoluer au fur
et à mesure que j’aurai progressé en géométrie ou en zoologie… Mais le concept
objectif est, lui, universel : la disparition de l’idée, plus ou moins correcte,
que je me fais du cheval n’affectera en rien l’idée de cheval. Si le visé du
concept n’était pas commun, nous ne pourrions pas communiquer ;
nous ne pourrions pas nous comprendre en parlant du triangle ou du cheval parce
que nous ne parlerions pas de la même chose. L’ensemble des traits communs à
tous les chevaux et aux seuls chevaux est quelque chose d’immuable, même s’il y
a des différences dans la façon dont les uns et les autres nous les pensons,
parce que nous en avons formé le concept avec des intellects divers, à partir
d’expériences qui ne furent pas les mêmes, et que demeure en notre esprit la
trace de cette origine.
Parce que l’intelligence est personnelle, l’instruction ne saurait
être une donation. Parce que l’intelligence est active, l’instruction ne peut
pas davantage être une fabrication. « Parmi les effets dérivant d’un principe
extérieur, écrit saint Thomas, il y en a qui dérivent seulement de ce principe :
ainsi la forme d’une maison est produite dans la matière uniquement par l’art de
l’architecte [7] ».
En effet la forme de la maison ne réside aucunement dans les briques qui la
composent : elle a pour cause l’art de l’architecte qui a assemblé la matière
selon une forme qu’il avait en tête, à la ressemblance de cette forme. Dira-t-on
que le maître fabrique dans l’esprit de l’élève une forme semblable à celle qui
existe dans le sien ? Architecte des âmes, il instruirait les autres en
façonnant leurs esprits. Mais voilà qui est encore impossible car l’esprit n’est
pas une matière qu’on pourrait modeler : « il y a dans l’élève un principe
naturel de science, à savoir l’intellect agent »[8].
C’est que l’intellect est à la fois et indissolublement agent et patient : il ne
peut « porter » et appliquer que les concepts qu’il a lui-même fabriqués. C’est
donc l’élève lui-même qui va devoir faire naître la forme.
Il en résulte que le modèle adéquat pour penser l’enseignement est
celui de l’art médical : il en va d’instruire comme de guérir. Le médecin a-t-il
le pouvoir de guérir le malade ? A vrai dire la guérison est un de ces effets à
double principe : le malade qui consulte un médecin sera guéri par l’action
conjointe de l’art de celui-ci et de ses propres défenses naturelles. Toutefois
ces deux principes ne peuvent être mis sur le même plan. Si en effet le malade
peut guérir tout seul, sans l’intervention de ce principe extérieur qu’est l’art
du médecin (ce qui se produit chaque fois qu’enrhumés ou grippés nous laissons
faire, comme on dit, la bonne nature), l’inverse n’est pas vrai : l’art du
médecin est impuissant à guérir le malade sans la collaboration active de
l’organisme de ce dernier. Les médicaments qu’il prescrit vont stimuler les
défenses naturelles de l’organisme, mais il n’y a que celui-ci qui puisse
chasser l’élément pathogène. En ce sens, on ne peut que se guérir soi-même, avec
éventuellement l’aide du médecin dont l’art, en ce cas, imite la nature. C’est
donc le principe intérieur qui est l’agent principal et le principe extérieur
l’auxiliaire de cet agent principal.
Tel est le rapport du maître à l’élève dans l’acte d’instruire :
« le maître ne produit pas la lumière intelligible dans son disciple, ni ne lui
communique directement les formes intelligibles ; mais par son enseignement il
pousse son disciple à former lui-même par la puissance de son esprit les
conceptions intelligibles dont le maître lui propose des signes extérieurs »[9].
C’est donc l’intellect agent de l’élève qui fait l’essentiel du travail. Le
maître ne peut que l’aider et il le fait de deux façons : d’une part en lui
proposant « quelques exemples sensibles ou semblables ou opposés, ou d’autres
choses analogues »[10],
c’est-à-dire en lui fournissant la matière à partir de laquelle il va lui-même
construire les formes intelligibles ; d’autre part en « fortifiant
[11] » son intelligence,
c’est-à-dire en le faisant raisonner. Dans l’université médiévale, à la faculté
des arts, c’est la lectio, explication par le maître d’un texte
mémorable, qui remplit la première fonction. La seconde est assurée par la
disputatio, non pas dispute mais discussion, examen exhaustif de toutes les
difficultés qui peuvent surgir à propos d’une question, dialogue exigeant où
l’éthique du maître ordonnait qu’il ne se dérobât à aucune objection, quelque
farfelue qu’elle fût, et l’on devine que les écoliers du XIIIème siècle
n’étaient pas en peine d’en formuler …
2 – Le sens de
l’instruction : instruire et délivrer
Qu’on ne puisse
s’instruire que par soi-même et que le dialogue qui oblige chacun à fonder ce
qu’il dit soit le moyen privilégié de cette instruction, telle était déjà la
leçon de Platon. En témoigne exemplairement ce passage de l’Alcibiade où
Socrate demande à son interlocuteur de lui démontrer que ce qui est juste n’est
pas toujours avantageux et où celui-ci se fait tirer l’oreille pour satisfaire à
cette exigence :
Alcibiade : Voyons,
parle.
Socrate : Réponds seulement à mes questions.
Alcibiade : Ah ! Point de questions, je t’en prie, mais parle, toi, tout
seul.
Socrate : Eh bien quoi ? Ton souhait le plus ardent n’est-il pas d’être
convaincu ?
Alcibiade : Oh, oui ! Assurément !
Socrate : Et n’est-ce pas quand tu déclareras : « il en est bien ainsi » que
tu seras le plus pleinement convaincu ?
Alcibiade : Il me semble que si.
Socrate : Alors, réponds moi donc ; et si tu n’apprends pas de toi-même que
ce qui est juste est avantageux, ne le crois jamais sur la foi d’un autre.[12]
Ce qu’Alcibiade attend de Socrate, en
l’adjurant de monologuer devant lui, c’est ce qu’on appelle communément, et de
façon inadéquate, un cours magistral : qu’on lui apporte la vérité toute faite,
sur le modèle agathonien. Ce que Socrate essaie de lui faire comprendre, c’est
qu’il n’y a pas d’autre moyen d’accéder à la connaissance que de penser par
soi-même. Ce qui ne signifie évidemment pas que la vérité soit individuelle,
mais qu’on ne peut avancer vers le vrai universel qu’au prix d’un effort
personnel.
En effet, si Socrate faisait droit à la requête d’Alcibiade,
celui-ci aurait une idée « reçue ». Une idée reçue peut bien être vraie, elle ne
fait pas pour autant la science de celui qui, l’ayant reçue de l’extérieur sans
l’assimiler, sans se l’approprier, sans la faire sienne, ne sera pas capable de
la légitimer, c’est-à-dire de la fonder dans sa vérité. Je peux bien répéter un
propos sorti de la bouche de quelqu’un dont je reconnais l’autorité (homme de
Dieu, homme de loi, homme de science, ou encore Socrate soi-même) et ce propos
peut bien être vrai : ne sachant pas pourquoi et en quoi il est vrai, je ne sais
rien, de sorte que, face au premier beau parleur venu, habile homme qui me
persuadera du contraire, je n’aurai plus qu’à changer d’opinion, c’est-à-dire à
troquer une idée reçue contre une autre idée reçue. On ne possède que les idées
qu’on forme soi-même.
Or nos pensées sont d’abord et inévitablement des idées reçues. Ce
que nous prenons spontanément pour des pensées personnelles sont la plupart du
temps des opinions communes qui traduisent notre hétéronomie, des idées qui sont
en nous sans pour autant être nôtres, pensées que nous n’avons pas
pensées, mais que nous a imposées la violence d’autrui (l’argument d’autorité,
la propagande, les divers conditionnements sociaux), ou, plus subtile et
secrète, mais non moins redoutable, la violence intérieure de nos désirs, de nos
passions, de nos intérêts. Gardons nos préjugés, disait Barrès, ils nous
tiennent chaud !
On comprend dès lors quel est le sens de l’instruction socratique :
c’est une entreprise de libération, ou mieux encore de délivrance, aux deux sens
de ce terme. Son premier moment, l’ironie, cette interrogation qu’Alcibiade
tente d’esquiver, vise à nous libérer de nos préjugés, de nos idées toutes
faites, à faire table rase de ces idées reçues qui nous empêchent de penser. Cet
art était déjà celui du Sophiste auquel l’Étranger accorde, dans le dialogue du
même nom, qu’il est un « purificateur des opinions qui font obstacle à la
science dans l’âme »[13].
Mais l’ironie socratique n’est ni gratuite, ni stérile, ni purement et
simplement dévastatrice : elle reçoit son sens de ce dont elle est la condition,
la maïeutique, l’art d’accoucher les esprits de la vérité qui gît au fond
d’eux-mêmes, l’art par conséquent de faire en sorte que l’autre pense par
lui-même et qu’il devienne lui-même enfin en pensant par lui-même, c’est-à-dire
en pensant librement. Je pense librement, en effet, quand je peux fonder sur la
raison et sur elle seule ce que je dis. Alors, soumis à la seule raison, je suis
libre parce que libéré de la puissance des autres et de mes propres passions.
Là encore c’est une comparaison médicale, Platon aussi les
affectionne, qui s’impose pour éclairer l’art d’instruire : de même que le
médecin ne peut qu’aider le malade à guérir en stimulant les défenses naturelles
de son organisme, de même la sage-femme ne peut qu’aider la parturiente à
accoucher, non faire le travail à sa place.
Instruire consiste donc à libérer l’autre en l’aidant à penser par
lui-même et, ce faisant, à construire une connaissance vraie qui sera en même
temps une vraie connaissance, parce que ce sera une connaissance que son auteur,
pas son simple possesseur, sera capable de fonder.
Si telle est bien la véritable nature de l’acte d’instruire, on
comprendra enfin qu’en dépit d’une fâcheuse homonymie particulière à la langue
française, le rapport du maître à l’élève soit diamétralement opposé au rapport
du maître à l’esclave. Celui-ci est un rapport de domination et de dépendance
réciproque : asservissant l’esclave pour satisfaire ses propres intérêts, le
maître se rend par là même dépendant de l’esclave qu’il asservit. Dans le
premier cas, au contraire, c’est le maître qui se fait le serviteur de son élève
jusqu’à ce que, pensant par lui-même, l’élève puisse se passer du maître, rendu
autonome et libre.
B – Education et liberté
On peut voir désormais comment l’instruction et
l’éducation se rejoignent dans leur finalité la plus haute qui est de rendre
libre. Éduquer c’est élever, comme nous l’enseigne aussi l’étymologie. Certes
educatio se rapporte d’abord à l’élevage des animaux : élever signifie alors
nourrir ou engraisser. Le rapport entre l’éleveur et l’animal élevé s’apparente
alors à celui du maître et de l’esclave puisque, dans les deux cas, le second
est un simple moyen au service des intérêts du premier. Au contraire, élever un
enfant c’est le faire grandir, non pour l’utiliser, mais pour qu’il puisse se
passer de ses éducateurs et devenir autonome, c’est-à-dire se donner à lui-même
la loi.
C’est pourquoi l’éducation ne peut consister à donner à l’enfant
des habitudes grâce auxquelles il serait adapté à des situations sociales
prédéterminées. Si c’était le cas, elle ne se distinguerait pas du dressage qui
consiste à créer des réflexes conditionnels dont le déclenchement est utile non
à l’animal lui-même, mais à ceux qui le dressent, et qui ne continueront à se
déclencher que s’ils sont entretenus : par où l’animal dressé demeure doublement
hétéronome.
L’homme, selon la fameuse formule de Kant, est le seul animal qui
ait besoin d’éducation parce qu’il est le seul animal qui n’ait pas d’instinct,
c’est-à-dire qui ne soit pas déterminé par la seule nature à être ce qu’il est :
« Un animal est par son instinct même tout ce qu’il peut être ; une raison
étrangère a pris par avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l’homme
a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct… »[14].
L’homme a besoin d’éducation parce qu’il a besoin de sa propre raison et parce
qu’il est seulement raisonnable, c’est-à-dire capable de raison : raison
en puissance, non raison pleinement actualisée. Éduquer consistera donc à faire
passer cette puissance à l’acte.
Sans doute l’éducation comporte-t-elle un premier moment qui semble
l’apparenter au dressage. Ce premier moment, purement négatif, est ce que Kant
appelle la « discipline » et qui consiste à « empêcher que ce qu’il y a d’animal
en eux (les hommes) n’étouffe ce qu’il y a d’humain (…). La discipline consiste
donc simplement à les dépouiller de leur sauvagerie
[15] ». Mais il ne s’agit
pas seulement de combattre une passion (l’avidité) par une autre passion (la
peur, par exemple) : l’animal dressé n’est pas « élevé », mais déterminé
par l’action humaine autrement qu’il ne l’était primitivement par la nature.
Pour élever l’enfant, c’est-à-dire pour faire naître l’homme en lui, il ne faut
pas substituer une détermination sociale à une détermination naturelle, mais
proposer à sa liberté les valeurs qui fondent la possibilité d’une vie humaine,
valeurs qu’il pourra choisir d’autant plus librement qu’elles sont « celles qui
sont nécessairement approuvées par chacun, et qui peuvent être en même temps des
fins pour chacun
[16] ». De telles fins,
nécessaires et universelles, ne peuvent être que celles de la raison, donc les
siennes, de telle sorte qu’en les choisissant, c’est lui-même qu’il choisira,
c’est à lui-même qu’il décidera d’être fidèle. Mais à un tel choix, à une telle
décision, nul dressage ne saurait le contraindre pour l’évidente raison qu’il
serait contradictoire de contraindre une liberté.
Éduquer consiste donc à conduire de la nature à la liberté. C’est
guider l’enfant vers cette maîtrise de soi qui lui permet de devenir lui-même en
l’arrachant à la fois à l’aliénation naturelle et à l’aliénation sociale : à
l’aliénation sociale puisqu’en l’éduquant on le rend capable de se passer
d’éducateurs, autonome et indépendant des autres ; à l’aliénation naturelle
puisqu’on l’aide aussi à s’arracher à la servitude de ses propres passions et à
se gouverner lui-même en choisissant librement la raison, réalisant ainsi sa
destination éthique.
II. La
distinction de l'éducation et de l'instruction
Loin donc de se contredire ou de
s’exclure, le projet d’instruire et celui d’éduquer se rejoignent en
profondeur. Cependant notre question initiale, celle de la fin de l’École,
n’en est pas pour autant résolue. Instruire ou éduquer, c’est toujours
libérer. Quant à l’École on conviendra sans doute qu’elle doit être
libératrice. Mais doit-elle libérer en éduquant ou en instruisant ?
Elle doit évidemment faire les deux. Il serait tout aussi absurde
de lui interdire d’éduquer que de dénier à la famille le droit d’instruire,
quand elle le peut. Aucun père, aucune mère ne refusera, si c’est en son
pouvoir, d’expliquer à son enfant un théorème de géométrie ou le sens d’une
locution anglaise sous prétexte que ce serait faire à l’École une concurrence
déloyale… Réciproquement, un professeur qui invite un élève à réfréner ses
passions afin de respecter une de ces règles qui rendent possible la vie en
commun n’est pas seulement dans son droit : il fait son devoir.
La véritable question est donc de savoir quelle est la mission
essentielle de l’École. En d’autres termes, il s’agit de savoir si la
tradition qui confie l’éducation à la famille et l’instruction à l’École est
fondée en raison.
La famille peut-elle instruire ? Elle le peut accidentellement,
comme on l’a vu plus haut, mais sa nature même ne la prédispose aucunement à
accomplir cette tâche, bien au contraire : « Les parents, écrit Alain,
instruisent assez mal leurs enfants, quand ils veulent s’en mêler. J’ai vu un
bon père, qui était aussi un bon violoniste, tomber dans des accès de colère
ridicule, et enfin remettre son fils à quelque professeur moins passionné.
L’amour est sans patience. Peut-être il espère trop ; peut-être la moindre
négligence lui apparaît-elle comme une sorte d’insulte
[17] ». Ce que la
famille fait mal, à peu près inévitablement, parce que les liens du cœur
suscitent des exigences qui contrarient les démarches de l’esprit, l’École
peut le réaliser parce que, loin d’être une grande famille, elle est, comme
Hegel l’avait bien vu, la transition entre les liens familiaux, étroits et
chaleureux, rassurants mais étouffants, et les liens sociaux et politiques,
plus froids, plus lointains, plus abstraits : « l’École se situe, en effet,
entre la famille et le monde effectif et constitue le moyen terme, assurant la
liaison du passage de celle-là en celui-ci
[18] ».
Reste à savoir si l’École doit éduquer. C’est ici qu’il faut indiquer ce qui
distingue l’éducation de l’instruction. Celle-ci s’adresse exclusivement à
l’esprit qu’elle vise à former par l’acquisition des savoirs et le libre
exercice du jugement ; celle-là s’adresse à l’être tout entier – non seulement
raison, mais sensibilité, affectivité, sexualité, sens moral, sens civique –
qu’elle appelle à s’épanouir, à se réaliser, en conformant sa conduite, tant
privée que publique, à des valeurs.
L’École a-t-elle le devoir d’accomplir cette tâche ? Elle ne peut
en avoir le devoir que si elle en a d’une part le pouvoir, d’autre part le
droit. C’est ce qu’il s’agit d’examiner à présent.
A – Le pouvoir d’éduquer :
éducation et totalité
L’éducation
concerne l’homme total dont elle veut l’épanouissement intégral. Selon
l’expression de Jean-Claude Milner, elle est le « processus par lequel un sujet
est censé s’accomplir entièrement : une perfection absolue dans tous les
domaines importants
[19] ». Confier à l’École
le ministère de ce processus, c’est lui assigner une tâche à la fois infinie et
indéfinie. Une tâche infinie, c’est une mission impossible : face à elle,
l’École risque de se retrouver comme le croyant devant la loi divine au regard
de laquelle nul n’est juste
[20], la conscience
professorale étant alors vouée à se constituer en conscience malheureuse. Une
tâche indéfinie, c’est une tâche qui ne requiert aucune qualification
particulière – et ici se laisse voir l’un des enjeux du débat : même si certains
« pédagogues » s’obstinent à répéter, contre l’évidence, que pour enseigner les
mathématiques à John, il vaut mieux connaître John que les mathématiques
[21], l’institution
persiste, et c’est heureux, à exiger un minimum de compétence scientifique de la
part de ceux à qui elle confie la charge d’instruire ; mais quelles compétences
exigerait-on des membres de la « communauté éducative » à l’intérieur d’une
École dont la principale mission serait d’éduquer, alors que l’État n’en exige
aucune des parents, auxquels le droit d’élever leurs enfants n’est pas contesté,
même s’ils sont immoraux, inciviques ou délinquants, et dont la déchéance n’est
pas systématiquement prononcée par les tribunaux, même s’ils leur donnent
l’exemple de l’ivrognerie ou de la débauche ?
On voit le paradoxe. Comme tâche infinie, l’éducation est vouée à
l’échec : tous coupables. Mais comme tâche indéfinie, elle est l’affaire de
tous : tous capables. Dans ces conditions, il pourrait n’être pas déraisonnable
d’assigner à l’École une fin à la fois plus modeste et plus précise, celle
d’instruire les esprits.
B – Le droit d’éduquer :
éducation et laïcité
On objectera sans
doute que même si l’éducation est une tâche infinie et toujours inachevée, elle
n’en doit pas moins être entreprise. Il est vrai. On ajoutera aussi que c’est
précisément parce que la famille à qui elle était traditionnellement dévolue est
de moins en moins capable de l’assumer que l’École doit prendre son relais.
L’argument mérite d’être entendu. Cependant la question de savoir si l’École a
aujourd’hui le devoir de remédier aux carences familiales et sociales en matière
d’éducation ne doit pas être dissociée de celle de son droit à éduquer.
Rappelons donc ce que signifie éduquer : éveiller l’homme en l’enfant en lui
proposant d’adhérer librement aux valeurs qui fondent la vie humaine et qui sont
des fins « nécessairement approuvées par chacun et qui peuvent être en même
temps des fins pour chacun [22] ».
Seules en effet méritent d’être appelées valeurs des fins qui valent absolument,
nécessairement, universellement, c’est-à-dire qui toujours et partout sont
dignes d’être poursuivies par tout être raisonnable.
L’École a sans aucun doute le droit et le devoir de proposer de
telles valeurs : en ce sens, elle a le droit et le devoir d’éduquer. Mais
comprise en ce sens, l’éducation scolaire intègre deux exigences, l’une relative
à la nature des valeurs proposées, l’autre à la modalité de leur proposition. En
premier lieu l’École, dans la mesure où elle est publique, n’est pas en droit de
proposer des valeurs qui ne pourraient être celles de tous les citoyens, mais
seulement d’une partie d’entre eux. Ainsi la seule morale qu’elle puisse
légitimement enseigner est, selon l’expression de Jules Ferry, une morale « sans
épithète » : une morale sans épithète, c’est-à-dire une morale qui n’est liée ni
à une religion, ni à une option politique particulière, ni à une idéologie
quelconque, ce ne peut être qu’une morale universellement valable, c’est-à-dire
une morale fondée sur la seule raison.
La seconde exigence découle de la première. Si les valeurs que
l’éducation scolaire peut légitimement proposer sont fondées sur la seule
raison, elles doivent être proposées à la raison et à elle seule : cela n’exclut
pas seulement qu’on leur donne un fondement religieux, mais encore qu’on cherche
à les imposer en faisant appel aux sentiments ou en suscitant des émotions.
Le débat n’est pas nouveau. On sait qu’il opposa Condorcet à ceux
de ses contemporains qui, tels Rabaut Saint-Étienne ou Le Peletier de
Saint-Fargeau, préfèrent l’éducation nationale à l’instruction publique dans les
projets révolutionnaires qu’ils présentent à partir de 1791. Condorcet, comme le
rappelle opportunément Catherine Kintzler, n’exclut pas toute éducation de
l’instruction publique : il admet un enseignement de la morale naturelle fondé
sur la raison
[23]. Ce qu’il refuse en revanche, c’est l’appel à
l’ « enthousiasme » qui inspire les projets de ses adversaires. Écoutons l’un de
ceux-ci opposer l’éducation nationale et l’instruction publique :
« L’instruction publique demande des lycées, des collèges, des académies, des
livres, des instruments de calcul, des méthodes, elle s’enferme dans des murs ;
l’éducation nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux
publics, des fêtes nationales, le concours fraternel de tous les âges et de tous
les sexes, et le spectacle imposant et doux de la société humaine rassemblée
[24] ». Passons sur les
cirques et sur les armes… L’essentiel est la raison qui conduit Condorcet à
récuser l’ « enthousiasme » comme procédé pédagogique : « Une fois excité, il
sert l’erreur comme la vérité ; et dès lors il ne sert réellement que l’erreur,
parce que, sans lui, la vérité triompherait encore par ses propres forces
[25] ». Avant lui Kant
avait remarqué qu’une impulsion sentimentale, quelque bonne qu’elle puisse
paraître, pouvait conduire à des actes moralement injustes et Éric Weil dira
plus tard que le sentiment est un mauvais guide. Comprenons bien : le mauvais
guide n’est pas celui qui fourvoie à tout coup ceux qui lui ont fait confiance,
mais celui à qui on ne peut faire confiance parce qu’il vous mène tantôt à bon
port, tantôt au fond du ravin.
C’est que la frontière est mal tracée, qui sépare l’invocation des
bons sentiments et le déchaînement des passions : celui-ci bien souvent a
résulté de celle-là. L’Histoire ne se résume pas à la ruse de la raison qui
utilise les passions égoïstes au service de ses fins les plus hautes : elle se
manifeste aussi comme la ruse de la violence qui dévoie et fourvoie les
sentiments les plus élevés. Et si l’on prétend faire le départ entre de bons et
de mauvais sentiments, il faudra bien confier l’arbitrage à une autre
juridiction que le sentiment lui-même.
Ainsi donc, que l’École instruise ou qu’elle éduque, elle ne doit
enseigner que ce qui peut se fonder en raison et elle ne doit s’adresser qu’à la
raison de ceux qu’elle enseigne. De cela tous nos contemporains sont loin d’être
convaincus puisqu’on a pu voir Philippe Meirieu et quelques acolytes sonner la
charge contre une éducation fondée sur la seule raison dans un article du
Monde en date du 2 avril 1993
[26]. Y sont stigmatisés
ceux qui, réunis « derrière la bannière mythologique de Condorcet », assignent à
l’École la seule tâche d’instruire. Pour eux, « rien de ce qui s’y fait ne
saurait échapper au règne de la raison ni tendre à autre chose que de former à
l’exercice raisonné de la liberté ». Ils révèlent ainsi leur « ignorance des
réalités sociales ». En effet « les enseignants, notamment dans les banlieues,
savent bien que les valeurs, les règles, les interdits, les devoirs – en un mot
la morale – ne sont pas entièrement affaire de raison. Comment expliquer
raisonnablement à des enfants les interdits fondamentaux du meurtre, de
l’inceste ou du vol ? Ces tentations positivistes reviennent à occulter la part
irréductible de transcendance que recèlent toute règle et toute valeur ». Ainsi
donc, expliquer à des enfants qu’il ne faut ni tuer ni voler excéderait les
pouvoirs de la raison et exigerait qu’à l’exercice de celle-ci on substituât
l’invocation de la transcendance ? Si la part irréductible de transcendance que
recèle la loi morale ne désigne pas la transcendance de la raison par rapport à
la nature, s’il s’agit d’un principe extérieur et supérieur à la raison humaine,
on voit mal ce que ce pourrait être d’autre que le Verbe divin : faut-il alors,
fondant la morale sur la religion, expliquer aux élèves des « banlieues » que
s’il ne faut ni tuer ni voler, c’est parce que la volonté de Dieu s’y oppose ?
Outre que l’usage d’un tel argument semble difficilement compatible avec les
exigences de la laïcité, fût-elle « ouverte », on peut douter qu’il s’avère
d’une redoutable efficacité auprès de ceux auxquels il s’adresserait…
Un peu plus loin, les auteurs d’Oser éduquer s’en prennent à
nouveau à « ceux qui prétendent que l’école ne doit pas ou plus éduquer, qui
prétendent fonder l’école de demain sur la seule raison par l’instruction » et
ils proclament : « Les savoirs et les savoir-faire ne peuvent suffire à
construire la cohésion sociale. Le sens moral, l’adhésion à des valeurs
partagées et les qualités de cœur sont tout autant nécessaires que la raison
pour refonder sans cesse, génération après génération, une société solidaire et
fraternelle ». Après la transcendance, voilà le cœur, les bons sentiments et
l’enthousiasme fédérateur qui sont convoqués pour suppléer à la raison
défaillante : de Condorcet à Philippe Meirieu, et retour à Rabaut Saint-Etienne !
Il est vrai qu’un peu plus haut la raison avait été un court instant rétablie
dans ses droits puisqu’on pouvait lire : « Dans notre tradition qui est celle
des Lumières, c’est par l’éducation – et non par le sang de la race ou le sol de
la mère-patrie – que se transmet l’identité nationale, et c’est par un mouvement
de la raison que l’on choisit d’adhérer aux valeurs qui la fondent ».
Incohérence peut-être imputable à ce qu’il s’agit d’un texte écrit à cinq mains,
ce qui tendrait à prouver que le travail d’équipe n’a pas toutes les vertus
qu’on lui prête…
Il s’agissait de
savoir si la fin de l’École était d’éduquer ou d’instruire. De ce qui précède on
sera en droit de déduire que, même si cette double responsabilité lui incombe,
il importe de lui reconnaître au premier chef la charge d’instruire. D’une part
parce qu’elle doit d’abord assumer la tâche qu’elle seule est capable
d’accomplir et que nulle autre institution n’accomplira à sa place si elle la
néglige. Mais aussi et plus profondément peut-être parce que, s’il est possible
d’éduquer sans instruire, ce que des générations de parents illettrés ont fait,
l’inverse n’est pas vrai : il y a dans l’instruction comprise en sa vérité une
dimension éducative. L’École qui instruit est en effet le lieu où les esprits
apprennent à se libérer de toutes les puissances et de toutes les contraintes en
se soumettant librement à la seule puissance de la raison et à la seule
contrainte de la vérité : quoi de plus éducatif que de s’accoutumer à
subordonner ses passions, ses désirs, ses intérêts, ses préjugés, toutes ces
pensées qui nous flattent ou nous arrangent, à l’exigence du vrai ? Et celle-ci
n’est-elle pas la valeur qui fonde toutes les autres ? Dissociée de l’idée de
vérité, la distinction du bien et du mal se réduit à celle de l’utile et du
nuisible, de ce qui est momentanément avantageux ou désavantageux, voilà ce que
nous savons depuis vingt-cinq siècles. Sur quoi les hommes, par-delà leurs
singularités et leurs différences, pourraient-ils bien s’accorder si ce n’est
sur ce qui vaut indépendamment de la singularité de chacun, c’est-à-dire sur ce
que tous peuvent, à l’horizon de leur réflexion, reconnaître comme vrai ? Le
principe vrai d’une communauté fraternelle, c’est l’égalité des uns et des
autres devant la vérité, que nul ne possède, mais aux exigences de laquelle tous
sont disposés, si l’École les y dispose, à se soumettre.
André Perrin
(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
[1] Jacques Muglioni, Instruction et
éducation in Actes du Colloque de Sèvres, Philosophie, école, même
combat, Paris, Presses Universitaires, 1984, p. 22. [2]
Platon, Banquet, 175 c-d. [3]
La même question est posée, en des termes à peine différents, et traitée de
façon plus détaillée dans l’article 1 du De magistro, question XI des
Quaestiones disputatae de veritate. [4]
Encore que l’esprit puisse se connaître lui-même et connaître ses propres
productions ; mais il suffit alors, selon la remarque de Lalande, que « cet
objet de pensée soit considéré, en tant que connu, comme se distinguant
au moins formellement de la pensée qui le connaît ». (Vocabulaire
technique et critique de la philosophie art. Connaître). [5]
Thomas d’Aquin, De magistro, article 1, Réponse à la 6ème
objection. [6]
Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia Iae qu. 117 art. 1 Réponse. [7]Ibid. [8]
Thomas d’Aquin, De l’unité de l’intellect contre les Averroïstes Chapitre
5. [9]
Thomas d’Aquin, Somme théologique Ia Iae question 117 article 1 solution
de la 3ème difficulté. [10]Ibid., Réponse. [11]Ibid. [12]
Platon, Alcibiade 114 d-e. [13]
Platon, Sophiste 231 e. [14]
Kant, Traité de pédagogie, Hachette, 1981, p. 35. [15]Ibid., p. 42. [16]Ibid., p. 43. [17]
Alain, Propos sur l’éducation, IX, P.U.F. Paris, 1965, p. 19. [18]
Hegel, Discours du 2 septembre 1811 in Textes pédagogiques Trad.
Bourgeois, Paris, Vrin, 1978. [19]
Jean-Claude Milner, De l’École, Paris, Seuil, 1984, p. 57. [20]
Cf. Romains, III, 10. [21]
On connaît la belle et profonde réponse d’Alain : « Vous dites qu’il faut
connaître l’enfant pour l’instruire ; mais ce n’est point vrai ; je dirais
plutôt qu’il faut l’instruire pour le connaître ; car sa vraie nature, c’est sa
nature développée par l’étude des langues, des auteurs et des sciences. C’est en
le formant à chanter que je saurai s’il est musicien ». Propos sur
l’éducation, XVI, op. cit. p. 36. [22]
Kant, op. cit. p. 43. [23]
Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du
citoyen, Minerve, Folio-Essais, 1984, p. 246. [24]
Rabaut Saint-Etienne, Projet d’Éducation nationale. Cité par Catherine
Kintzler, op. cit. p. 245. [25]
Condorcet, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de
l’instruction publique in Une éducationpour la démocratie,
Paris, Garnier, 1982, p. 249, note E. [26]
Alain Bouvier, Marc Fort, Bruno Gelas, Philippe Meirieu et Jean-Pierre Obin,
Oser éduquer in Le Monde du 2 avril 1993. Toutes les citations qui
suivent sont extraites de cet article.