Retour à l'accueil - Atelier philosophique - Le don - Sentences, aphorismes et brèves remarques - Lectures - Visages de la pensée - Liens et contacts
Retour au menu Textes & Articles | Retour au site A vrai dire Une didactique de la philosophie est-elle possible ? (Article paru en octobre 1994 dans les Cahiers philosophiques n° 60)
Introduction La didactique de la philosophie est, selon l'expression de ceux qui s'emploient aujourd'hui à la faire exister, la "lanterne rouge de la recherche en didactique"[1]. Seule en effet, ou presque, parmi toutes les disciplines enseignées dans les collèges et les lycées, elle se tient à l'écart des travaux entrepris en ce domaine depuis une quinzaine d'années. Sans doute peut-on rendre compte de cet écart en invoquant des causes : le statut terminal de la philosophie dans l'enseignement secondaire français qui l'aurait coupée d'une recherche se développant à d'autres niveaux et dans d'autres pays ; ou encore les représentations erronées que la plupart des professeurs de philosophie se feraient de leur propre discipline et de son enseignement. Cependant, puisque aussi bien c'est de philosophie qu'il s'agit, il est permis de préférer à la recherche des causes celle des raisons et puisque la philosophie semble être aux didactiques ce que la métaphysique était aux sciences selon Kant, il serait peut-être temps de poser au sujet de celle-là la question inaugurale que Kant posa au sujet de celle-ci, donc de se demander si la philosophie est possible comme didactique, ou, si l'on préfère, si une didactique de la philosophie est possible. Pour savoir si une didactique de la philosophie est possible, il faut préalablement savoir ce qu'est une didactique et ce qu'est la philosophie. Sur le premier point il ne semble pas exagérément difficile de se mettre d'accord : si le petit Robert, qui n'a admis que très récemment le substantif "didactique", se borne à en faire une "théorie et méthode de l'enseignement", les définitions avancées par les chercheurs et théoriciens semblent converger. Philippe Meirieu évoque "le projet didactique de travailler à faciliter la transmission localisée de connaissances déterminées"[2], tandis que Laurence Cornu et Alain Vergnioux, distinguant didactique et pédagogie, écrivent que "les didactiques concernent, elles, l'art ou la manière d'enseigner les notions propres à chaque discipline"[3] et assimilent le souci didactique au "souci scientifique d'enseigner correctement, fidèlement, un savoir, c'est-à-dire selon l'exercice qui lui est propre"[4]. Nous admettrons donc que la didactique est l'art ou la méthode (cette disjonction restant à élucider) de transmettre un savoir déterminé selon l'ordre ou la logique qui tient à sa nature propre et découle de sa spécificité. Si donc la didactique est un art de transmettre une connaissance déterminée, il n'y a de didactique que là où il y a des connaissances déterminées à transmettre et la possibilité d'une didactique de la philosophie présuppose ainsi l'existence d'une connaissance philosophique déterminée. Dès lors il nous faudra dans un premier temps analyser le concept de la philosophie afin de décider si et en quel sens elle est un savoir et ce qui constitue la spécificité de ce savoir ; il nous faudra ensuite confronter à cette spécificité les propositions émises par les didacticiens de la philosophie afin de vérifier la conformité de celles-ci à celle-là ; il nous faudra enfin nous efforcer de déterminer positivement les conditions de possibilité d'une didactique de la philosophie.
I. Philosophie et savoir Ce que la philosophie n'est pas Le mot philosophie, chacun le sait, signifie étymologiquement l'amour du savoir. A lui seul le souvenir de cette origine pourrait suffire à attirer l'attention sur le paradoxe d'une didactique de la philosophie : si le propre de tout savoir est d'être transmissible par l'enseignement [5], peut-on à l'inverse concevoir une méthode qui permettrait de transmettre un amour, un désir, une recherche, c'est-à-dire chaque fois, en un sens au moins, un manque ? Sans doute l'origine du mot ne nous dit-elle pas tout sur la nature de la chose et pour éclairer celle-ci Platon sera d'un plus grand secours que Pythagore. Si contre les dogmatiques le second a eu raison de nous signifier que la philosophie n'est qu'une recherche, contre les sceptiques le premier nous a enseigné que c'est bien le savoir qui doit être recherché, et l'opinion congédiée. Son acte de naissance témoigne ainsi de son essence : née du refus de la multiplicité des opinions dont le contingent est l'objet, l'intérêt la racine, l'inconstance et l'inconsistance le destin, la philosophie est la visée d'un savoir un, stable, objectif, fondé en raison, universel par conséquent. A ce titre elle est science, épistémè et non doxa, et virtuellement discipline à l'instar de toutes les sciences. Mais est-elle une science parmi les autres ? Les autres sciences se distinguent les unes des autres par leur objet et par leur méthode. Par leur méthode : hypothético-déductive pour les unes, expérimentale pour les autres, critique documentaire pour les troisièmes. La philosophie n'entre, on le voit, dans aucune de ces catégories. Ce n'est évidemment pas qu'elle ne soit pas méthodique, mais tandis que tous les physiciens ont recours à la méthode expérimentale et tous les historiens à la critique des documents, on ne peut faire de la méthode critique, ou de la méthode dialectique, ou de la "demonstratio ordine geometrico" une méthode qui, utilisée par tous les philosophes, serait la méthode de la philosophie. Les sciences se définissent encore par leur objet. Elles sont "régionales" en ce sens qu'elles découpent une région du réel à laquelle elles vont limiter leurs investigations, étudiant le nombre ou la figure, mais non la structure et les mouvements de la matière, le vivant, mais pas les faits historiques ou économiques. Cette délimitation précise de leur objet est justement ce qui a historiquement permis aux différents savoirs issus de la philosophie de se constituer comme sciences au sens moderne du terme. Mais quel est alors l'objet de la philosophie ? Rien de ce qui est humain, rien de ce qui est, rien de qui est seulement pensable ne lui est étranger. Savoir de type réflexif qui s'efforce de remonter au principe de toutes choses, elle se veut par là même savoir de la totalité et donc aussi savoir de soi-même sachant le tout. La philosophie n'est donc ni science, ni opinion. Par opposition à l'opinion, elle est savoir ; mais à la différence des savoirs scientifiques, transposés scolairement en disciplines, elle n'est pas un savoir déterminé, n'ayant ni méthode, ni objet déterminés. Ce qu'est la philosophie, mais qui n'est pas son propre On ne peut toutefois se satisfaire de l'idée d'un savoir indéterminé. Etre, pour tout être, c'est être déterminé, c'est être ceci ou cela et ce qui n'est ni ceci, ni cela, ni autre chose, n'est rien du tout. Un savoir purement indéterminé frapperait sans doute de vanité tout projet didactique, celui-ci visant à "faciliter la transmission localisée de connaissances déterminées" (2), mais ne pourrait non plus faire valoir aucune prétention à être enseigné. Que le savoir philosophique ne soit pas déterminé à la façon des sciences positives ne signifie pas qu'il soit indéterminé sous tous les rapports. Il faut donc rechercher les traits qui permettent de déterminer la connaissance philosophique, la difficulté étant de saisir ce qui appartenant à elle, n'appartient qu'à elle. La philosophie est pensée, mais il n'en résulte pas, règle de la conversion oblige, que toute pensée soit philosophique : penser c'est se représenter, c'est-à-dire rendre présent en soi ce qui est pourtant hors de soi, ce que nous faisons aussi bien en imaginant qu'en concevant [6], en rêvant qu'en jugeant, en opinant qu'en raisonnant. Que l'on réserve le nom de pensée à la pensée conceptuelle et l'activité de penser à la liaison des idées dans le jugement, il faudra bien convenir que les hommes ont pensé avant Socrate et nos élèves avant d'entrer en classe terminale. La philosophie est pensée réflexive, mais la réflexion n'est pas davantage le propre de la philosophie : il faut réfléchir pour faire de la géographie, de la biologie, ou tout simplement pour décider si l'on passera la soirée au cinéma plutôt qu'au théâtre. Elle est une pensée critique, mais outre que l'esprit critique est tout aussi bien requis et développé par les études historiques, il est devenu banal de reconnaître que l'art exerce, en un sens différent toutefois, une fonction critique dans la société. Elle est une pensée rigoureuse et cohérente, mais rigueur et cohérence peuvent être légitimement revendiquées par la pensée mathématique. Elle est en quête du Sens ou encore de l'Absolu, mais cela ne permet pas de la distinguer de la religion. Nous voilà au rouet : n'y a-t-il rien qui soit propre à la philosophie ? Ce qui est le propre de la philosophie Cependant si aucun de ces traits n'est propre à la philosophie, c'est seulement dans la philosophie qu'ils se trouvent à la fois rassemblés et organiquement liés. La pensée mathématique consiste dans un enchaînement rigoureux qui offre un modèle de rigueur et de cohérence, mais elle ne vise pas l'Absolu - elle ne remonte pas vers le principe anhypothétique, dirait Platon [7]. La poésie quant à elle est une pensée qui appréhende le vrai, mais dont on ne peut exiger la cohérence ni la rigueur : si Aristote a pu reprocher à Empédocle d'avoir écrit que "la mer est la sueur de la terre" [8], c'est parce que celui-ci ne se voulait pas seulement poète et nul Aristote des temps modernes ne ferait grief à Eluard d'avoir soutenu que "la terre est bleue comme une orange" [9]. Eclatées et dispersées dans les autres champs du savoir, ces différentes exigences sont au contraire réunies dans et par la philosophie. Celle-ci peut donc se définir comme la pensée critique et réflexive qui tend à se réaliser dans le discours vrai et universel, absolument cohérent, soucieux de fonder toutes ses propositions afin de parvenir à l'unité systématique du savoir. En elle ces exigences se trouvent non seulement rassemblées, mais organiquement liées : le refus des dogmes et des préjugés se découvre positivement comme exigence critique, c'est-à-dire comme exigence de penser par soi-même et par conséquent de n'admettre rien pour vrai qu'on ne soit capable de fonder en raison ; l'exigence critique commande ainsi une exigence "fondatrice", celle de remonter aux principes dont l'antériorité logique permet de fonder rigoureusement le discours en justifiant toutes ses propositions ; la connaissance des principes fonde à son tour la vision synoptique, permet de ressaisir la multiplicité comme unité et de revenir à la particularité des choses à la lumière de l'universel, assurant ainsi, dans l'intelligibilité absolue, l'unité systématique du savoir. Si telle est bien l'idée de la philosophie - la philosophie comme idée - on comprend alors en quel sens elle est un savoir : elle n'est pas un savoir positif, mais elle est éminemment savoir , au triple sens du concept scolastique d'éminence [10] : au plus haut degré, en tant que source et sur un mode autre. Au plus haut degré puisque, ne se satisfaisant pas d'explications partielles ou régionales, c'est l'intelligibilité absolue, le fondement ultime, la racine de l'être et du connaître qu'elle recherche ; en tant que source puisque historiquement elle a donné naissance à tous les autres savoirs qui se sont constitués à partir d'elle et qu'aujourd'hui encore c'est elle qui maintient vivante l'exigence d'intelligibilité alors même que la science moderne, plus soucieuse d'efficacité que de vérité, tend à y renoncer au profit de ce qui est seulement opératoire ; sur un mode autre enfin, puisque son point de vue - son objet formel plus précisément - n'est pas celui de la causalité phénoménale. Savoir éminent, la philosophie n'est donc pas un savoir constitué, mais plutôt un savoir constituant, la vie ou le dynamisme du savoir lui-même. Reste à savoir où se trouve ce savoir éminent et constituant, si on prétend l'enseigner. Ce ne peut être que là où toutes les exigences qui en sont constitutives se trouvent rassemblées, c'est-à-dire dans les textes qui sont animés par ces exigences, donc dans les oeuvres de la tradition philosophique. Sans doute chacune d'entre elles n'est-elle jamais qu'une philosophie, mais à cette objection une fameuse métaphore hégélienne a depuis longtemps répondu : celui qui refuserait chaque philosophie sous prétexte qu'elle n'est pas la Philosophie ne goûterait pas plus à la philosophie que ne goûterait au fruit celui qui refuserait cerises, prunes et raisins sous prétexte que chacun d'entre eux n'est jamais qu'un fruit, aucun le Fruit [11]. Cela ne signifie pas qu'on enseigne la philosophie en enseignant son histoire, mais qu'on ne peut l'enseigner en faisant abstraction de cette histoire. Cela ne signifie même pas qu'on puisse, en toute rigueur, enseigner la philosophie. On accordera volontiers à M. Tozzi que seule est possible une didactique du philosopher, non pour la raison qu'il invoque, mais pour celle que Kant nous a donnée depuis longtemps en écrivant qu' "on ne peut apprendre aucune philosophie" [12] mais qu' "on ne peut qu'apprendre à philosopher" [12]. Cette raison est assez connue : on ne peut apprendre la philosophie parce que, étant l'unité systématique du savoir, elle est "la simple idée d'une science possible qui n'est donnée nulle part in concreto" [12], autrement dit parce qu'elle n'existe pas - du moins pas encore. On peut en revanche apprendre à philosopher, "c'est-à-dire à exercer le talent de la raison dans l'application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent" [12]. Ces tentatives ne sont autres que les philosophies subjectives, copies manquées du modèle, "dont l'édifice est souvent si divers et changeant" [12], c'est-à-dire les différents systèmes qui se sont succédé dans l'histoire de la philosophie. Philosopher consiste donc à exercer le talent de la raison en réfléchissant de façon critique à partir des philosophies en lesquelles s'est historiquement développée l'idée de la philosophie. C'est cela qui peut s'apprendre et c'est cela qui doit être enseigné. Conséquences didactiques S'il en est ainsi, deux conséquences peuvent tout de suite en être tirées quant à la didactique de la philosophie. 1. Le temps de la philosophie Parce que la philosophie est essentiellement réflexive, elle trouve sa place naturelle au terme d'un cursus d'enseignement général, toute réflexion supposant des objets de pensée déjà constitués. Sans doute leur constitution n'est-elle jamais achevée ; sans doute est-elle aussi toujours commencée ; mais, selon la juste remarque de M. Muglioni, "ce qu'on peut faire d'utile pour rendre attentif le jeune enfant à des règles de logique, à propos de connaissances qui sont alors à sa portée, relève de l'instruction ordinaire et ne mérite aucunement d'être appelé philosophie si du moins l'on veut réserver à ce mot un sens assignable" [13]. Parce qu'on ne peut réellement apprendre sans comprendre, l'instruction ordinaire doit susciter la réflexion ; mais de cela on peut seulement conclure que tout enseignement digne de ce nom est philosophique, ce qui n'a rien pour étonner s'il est vrai que la philosophie, savoir éminent, est le paradigme de tout savoir. Quant à l'enseignement de la philosophie, qu'il faut donc distinguer du caractère philosophique de tout enseignement, il présuppose, lui, la capacité d'exercer le jugement et la réflexion sur les textes majeurs de la tradition philosophique, donc sur des textes dont la lecture, même pour les moins ardus d'entre eux, requiert tout à la fois des savoirs construits et une maîtrise de la langue qu'on ne peut raisonnablement pas attendre de trop jeunes enfants. Cela ne signifie évidemment pas qu'il faille, à l'instar de Platon, réserver l'étude de la philosophie à des quinquagénaires [14]... En effet "ce n'est pas une question d'âge, mais d'instruction acquise [13]. Le temps de la philosophie, pourrait-on dire, est plus logique que chronologique. Il y a dans les classes terminales des lycées des élèves de 16 ans et des élèves de 20 ans : les premiers peuvent être plus aptes que les seconds à philosopher dès lors que, plus instruits et plus réfléchis, ils sont disposés à exercer plus volontiers le talent de leur raison sur les textes et les oeuvres des philosophes. 2. Le lieu de la philosophie Ces textes et ces oeuvres sont en effet le lieu de la philosophie: c'est ce qu'une didactique du philosopher doit n'avoir garde d'oublier. C'est pourquoi il est pour le moins équivoque d'assigner à la référence aux textes un "caratère strictement instrumental" [15], comme le font les auteurs d'Apprendre à philosopher, et tout à fait abusif de se fonder pour cela sur les instructions du 2 septembre 1925. Le passage invoqué dit en effet que l'enseignement de la philosophie doit éviter "tout débat sur des questions dont le sens concret, les rapports avec l'expérience et la réalité n'auraient pas été mis en lumière" et poursuit ainsi : "ce qui apparaîtra essentiel au professeur, ce sera plutôt que la discussion des thèses et les débats d'école, la position même des questions... Les doctrines, lorsqu'on croira utile de les faire connaître, apparaîtront alors comme l'expression des divers points de vue possibles sur la question étudiée. Elles aideront à classer les idées tirées des choses mêmes et prendront ainsi toute leur valeur". On le voit, il s'agit de mettre en garde contre les débats d'école coupés de la réalité et les exposés de doctrines séparés des questions qui leur donnent leur sens. C'est ce que confirme le passage qui suit immédiatement, et que les auteurs d'Apprendre à philosopher omettent de citer : "rien n'est plus propre à fausser la pensée, à détourner de toute réflexion sérieuse, à dégoûter les esprits solides d'une philosophie où ils ne verraient qu'une vaine éristique que ces interminables "revues" d'opinions diverses et contraires sur des problèmes à peine énoncés. De telle "revues", peu instructives en raison de leur inévitable brièveté et de l'impossibilité où l'on se trouve le plus souvent de les appuyer sur une étude directe des textes originaux, surchargent la mémoire sans éclairer l'esprit" [16]. On n'apprend donc pas à philosopher en juxtaposant des doctrines et en faisant défiler les auteurs, comme si celles-là se réduisaient à n'être que les opinions de ceux-ci, mais en s'affrontant aux textes originaux qui peuvent susciter la réflexion vivante des élèves parce qu'ils sont eux-mêmes la manifestation d'une réflexion toujours vivante. Peut-on alors leur assigner un "caractère strictement instrumental" ? Si l'on veut signifier par là qu'un texte philosophique n'est pas un texte sacré, qu'il n'a pas de valeur dogmatique et qu'il est là pour éveiller et stimuler la réflexion, on a évidemment raison ; mais s'il s'agit de réduire les textes philosophiques à des outils qui seraient indifférents, voire même étrangers, à l'activité qu'ils permettent d'exercer, s'il s'agit d'en faire des moyens interchangeables de faire acquérir des "compétences", s'il s'agit de les ravaler au rang de simples supports d'opérations mentales, alors on tire la didactique de la philosophie vers des techniques formalistes qui contredisent l'esprit philosophique lui-même. Réduire les textes philosophiques à de simples "prétextes" ou à de purs "instruments", c'est oublier qu'ils ne peuvent stimuler la vivante réflexion de l'élève que s'ils sont eux-mêmes vivants pour celui qui a la charge de les lui faire connaître. Si donc le choix des textes est légitimement différent d'un professeur à l'autre, ce choix n'est pas indifférent pour celui qui l'effectue : il exprime sinon sa philosophie, du moins son enracinement dans une tradition philosophique singulière dont sa pensée se nourrit et qui, à cette condition seulement, est pensée vivante capable d'éveiller l'autre à la vie de l'esprit. Il va s'agir maintenant d'examiner si les propositions des didacticiens sont fidèles à l'idée de la philosophie telle qu'elle vient d'être déterminée. II. La philosophie au miroir de la didactique Des objectifs-noyaux au triangle didactique de la philosophie. Le point de départ théorique des propositions émises par les didacticiens de la philosophie se trouve dans le concept d' "objectif-noyau" emprunté à la didactique des sciences expérimentales. Celui-ci est défini par M. Tozzi comme un "compromis didactique entre ce qu'il faut enseigner comme étant l'essentiel de la philosophie (logique disciplinaire du contenu), et ce que les élèves des classes de terminales peuvent assimiler (logique d'acquisition des apprenants)" [17]. Il faut donc déterminer ce qui est l'essentiel de la philosophie et c'est là que réside la difficulté car "le consensus philosophique est introuvable entre philosophes sur ce qu'est la philosophie, compte tenu de la divergence historique des doctrines qui prétendent chacune à la légitimité" [18]. Heureusement un "consensus didactique" [18] va se substituer au consensus philosophique défaillant : si en effet le "consensus est difficile quand il s'agit de la philosophie comme produit de pensée (...), ce consensus est possible quand il s'agit de la philosophie comme processus de pensée" [19]. On peut ainsi dégager trois objectifs-noyaux qui constitueront le triangle didactique du philosopher : "1/ Etre capable de conceptualiser philosophiquement une notion. 2/ Etre capable de problématiser philosophiquement une question, ou une notion. 3/ Etre capable d'argumenter philosophiquement une thèse"[20]. Qui ne voit la tautologie ? Il s'agissait, en définissant des objectifs-noyaux, de déterminer ce qui était l'essentiel de la philosophie. Il apparaît ici que l'essentiel de la philosophie est de penser philosophiquement puisque ni la conceptualisation, ni la problématisation, ni l'argumentation ne sont propres à la philosophie : il faut conceptualiser [21] pour faire de la biologie, problématiser pour faire de l'économie, argumenter pour faire du commerce. C'est du reste ce que reconnaissent les auteurs d'Apprendre à philosopher en soutenant qu' "il y a bien là noyau disciplinaire, puisqu'il y a une manière spécifiquement philosophique de conceptualiser, problématiser, argumenter" [20]. C'est donc cette manière spécifiquement philosophique qui doit constituer l'objectif-noyau, celui-ci se rapportant aux points fondamentaux, ceux qui doivent "concerner la quintessence de la discipline, ce qui la caractérise à la fois en propre (par rapport aux autres matières) et en profondeur" [22]. En même temps "comme il s'agit d'un enseignement, chaque point doit être accessible par le public concerné" [22]. L'objectif doit ainsi être à la fois spécifiquement philosophique et accessible à des élèves de terminale. Il s'agit donc d'examiner maintenant si les trois objectifs-noyaux proposés satisfont à cette double exigence. Conceptualiser philosophiquement Pour initier les élèves à la conceptualisation spécifiquement philosophique, nos didacticiens proposent deux méthodes : l'induction guidée par contrastes et l'approche métaphorique du concept. 1. L'approche métaphorique du concept Le principe de la seconde consiste à amener l'élève à définir une notion en dégageant progressivement ses éléments abstraits à partir des images que l'évocation de cette notion aura fait surgir en lui. On lui demande dans un premier temps de mettre en image le concept, puis d'indiquer la raison qui l'a conduit à choisir telle ou telle image et enfin de dégager l'élément abstrait impliqué par cette raison. Pour ce faire il devra répondre à un questionnaire qui se présente sous la forme suivante :
On ne peut qu'être frappé par les incohérences dont ce tableau fourmille. De la raison donnée au second item, "le rythme est apaisant", l'élément dégagé est le calme et non la paix, élément qui sera lui tiré de la raison "il n'y a pas eu de guerre" à l'avant-dernier item. Un peu plus loin on voit que si le bonheur était un objet, ce serait le diamant parce qu'il est très recherché : l'élément dégagé est alors le désir. La différence entre le désir et le désirable, entre le désir et ce qui le satisfait n'est pourtant pas philosophiquement négligeable. La rareté et la fragilité se tirent de ce que le bonheur est fragile comme une fleur et rare comme une baleine : c'est logique, mais alors pourquoi est-ce la tendresse et non la douceur qu'on peut extraire par deux fois des raisons "il est doux" et "les couleurs sont plus douces" ? Le bonheur étant calme et accueillant à l'instar du Dalaï-Lama, son concept implique la sérénité et non le calme qui procède, lui, du rythme apaisant de la musique de Jean-Michel Jarre. La raison "il est dynamique" renvoie au dynamisme, mais la beauté de l'oeuvre d'art à la plénitude et non à la beauté. Sans doute ces incohérences, ces confusions, ces approximations sont-elles imputables aux "apprenants" et non à leurs professeurs. Si toutefois ceux-ci avaient pris la peine de les corriger, ceux-là auraient eu quelque chance de s'initier aux exigences de la logique et de la rigueur conceptuelle : il n'en a rien été comme la suite va le montrer. Les élèves sont en effet invités dans un second temps à "rassembler les éléments formalisés en un réseau cohérent pour construire une définition approchée, certes, mais explicite, point de départ d'un approfondissement philosophique" [23]. Le résultat, on va le voir, est édifiant : "Le bonheur est un état de paix, de calme et de plénitude, mais il est rare et fragile. Il nécessite la présence des autres et leur tendresse. On peut dire qu'il est la satisfaction de nos désirs les plus profonds. Le bonheur est immense, il nous dépasse ; par son intensité, il nous redonne force et dynamisme" [23]. Cette prétendue définition se borne à reprendre et à juxtaposer onze des quatorze éléments préalablement dégagés : seuls ont disparu, Dieu sait pourquoi, le réconfort, la sérénité et le renouveau. Cette rhapsodie d'éléments hétérogènes, collés bout-à-bout ou artificiellement reliés évoque irrésistiblement l'ultime tentative faite par Euthyphron pour satisfaire à la requête socratique de définir la piété : "je puis te dire simplement que, si l'on sait dire et faire ce qui est agréable aux dieux en priant et en sacrifiant, c'est en cela que consiste la piété, c'est par là que se conservent les familles des particuliers et les communautés de citoyens. Le contraire de ce qui est agréable aux dieux est impie, et c'est ce qui renverse et perd tout" [24], ou encore la troisième "définition" qu'Hippias propose du beau : "ce qu'il y a de plus beau au monde, c'est d'être riche, bien portant, honoré par les Grecs, de parvenir à la vieillesse et, après avoir fait de belles funérailles à ses parents morts, de recevoir de ses enfants de beaux et magnifiques honneurs funèbres" [25]. Encore Hippias et Euthyphron étaient-ils sans excuse : ils n'avaient pas été poussés, eux, à se livrer à une "approche métaphorique du concept "par le philosophe avec lequel ils dialoguaient... On comprend donc sans peine qu'aussitôt énoncée la "définition approchée" devienne brutalement une "représentation qui sera réinterrogée par problématisation" [23]. On comprend moins en revanche en quoi la stratégie adoptée "prépare à l'abstraction" [26] et encore moins par quel miracle elle "élèverait d'un cran l'élève dans l'abstraction" [27]. 2.L'induction guidée par contrastes La méthode de l'induction guidée par contrastes, empruntée à Britt-Mari Barth, vise à construire le concept d'une notion par l'identification progressive de ses attributs. Pour ce faire on distribue aux élèves, lors d'une première séquence, cinq couples de questions numérotées de 1 à 10, chaque couple portant sur le même thème, les questions paires étant philosophiques et les questions impaires non-philosophiques, ce critère n'étant pas communiqué aux élèves : A1 Comment peut-on trouver un premier travail ? A2 Pourquoi travailler ? B3 Sur quelles preuves scientifiques s'appuie la théorie de la dérive des continents ? B4 Ne faut-il tenir pour vrai que ce qui peut être prouvé ? C5 Quel a été le prix de vente du tableau "les Tournesols" de Van Gogh ? C6 Tout peut-il s'acheter ? D7 Faut-il chercher l'origine de la Révolution française dans le soulèvement du Tiers-Etat ? D8 La révolte est-elle un droit ? E9 Qu'est-ce que le cerveau ? E10 Qu'est-ce que penser ? [28] Les élèves sont invités à rechercher successivement le point commun et la différence entre les questions de chaque couple, puis les points communs aux questions impaires, les points communs aux questions paires et enfin la différence entre questions impaires et questions paires. Trois autres séquences suivront qui complexifieront la démarche en proposant dans le désordre des questions qui s'opposent de façon moins nette que les précédentes ou qui sont susceptibles de plusieurs lectures, en demandant aux élèves de rédiger individuellement ou par petits groupes des définitions provisoires, en les amenant à confronter ces définitions provisoires afin de dégager les attributs consensuels et non-consensuels. Le résultat de ce travail peut être apprécié à la lumière de la définition dont les auteurs d'Apprendre à philosopher nous disent qu'elle a été élaborée au terme des quatre séquences en terminale B : "le questionnement philosophique, qui a une forme générale et abstraite porte sur toutes les dimensions de l'existence humaine. Il s'adresse ainsi à tout homme. Il remet en cause les idées toutes faites, les réponses faciles et définitives : il les interroge sur leur sens. Il fait appel à l'esprit critique mais exige aussi d'être attentif aux idées qui ne sont pas les nôtres. Il implique des débats où chacun doit chercher des arguments raisonnés et cohérents entre eux. Il débouche sur des réponses personnelles qui un jour seront encore interrogées" [29]. Sans doute les principaux caractères de la démarche philosophique apparaissent-ils à travers cette définition : généralité du questionnement, exigence de cohérence et d'universalité, visée de la totalité, esprit critique et privilège de la raison. A la différence de l'approche métaphorique, l'induction guidée par contrastes semble conduire à une véritable conceptualisation. Toutefois les caractères énoncés dans la définition proposée, quelque pertinents qu'ils soient par rapport à l'objet qu'ils visent, sont seulement rassemblés en elle et conservent ainsi la figure de la multiplicité : il leur manque d'être articulés, donc véritablement unifiés dans une Idée. Pour obtenir ce dernier résultat, il aurait fallu exiger des élèves non seulement qu'ils conceptualisent, mais qu'ils conceptualisent philosophiquement, ce qui ne peut se faire, on l'a vu plus haut, qu'en allant chercher l'idée de la philosophie là où elle se trouve, dans le lieu qui lui est propre, c'est-à-dire à l'intérieur du texte philosophique. Celui-ci serait-il inaccessible aux élèves "tels qu'ils sont" ? Il ne manque pas, parmi les dialogues de Platon, surtout les premiers, de textes courts et vivants dont la lecture et l'explication permettent de saisir l'idée de la philosophie, comme au lieu de sa naissance. Soit le prologue de l'Euthyphron [30] par exemple. En exposant deux affaires judiciaires , le procès pour impiété qui vient d'être engagé contre Socrate et celui que le prêtre intente à son propre père au nom de la piété, il pose deux questions : Socrate est-il impie? Euthyphron est-il pieux ? Engoncé dans ses certitudes dogmatiques, le prêtre a des réponses toutes faites à ces questions ; mais le philosophe va substituer à ces questions "initiales", qui ne sont pas des questions philosophiques parce qu'elles portent sur des cas particuliers et mettent en jeu les intérêts et les passions des uns et des autres, une question "préalable", logiquement première puisqu'elle fonde la possibilité de répondre aux questions chronologiquement premières : pour savoir si Socrate est pieux ou impie, il faut d'abord savoir ce qu'est la piété. Le questionnement philosophique consiste donc à poser des questions de principes, le principe n'étant autre que l'Idée, une et universelle, qui permettra, si l'on remonte jusqu'à elle, de fonder en raison les propositions qui s'enchaînent dans le discours. Ce prologue montre donc, en huit pages et avec des mots simples, que l'exigence critique (négativement le refus des dogmes, des préjugés, des opinions ; positivement l'exigence de penser par soi-même) renvoie à l'exigence d'auto-fondation du discours (je ne pense par moi-même ou librement que lorsque je peux fonder sur la raison et sur elle seule ce que je dis) qui renvoie elle-même à l'exigence "eidétique" (celle de s'élever à l'Idée parce que celle-ci est le principe capable de fonder le discours) et que cette triple exigence constitue l'exigence philosophique. Objectera-t-on qu'on découvre ainsi, non l'idée de la philosophie, mais sa conception socratique ou platonicienne que tous ne sont pas tenus de partager ? C'est peut-être qu'on aura postulé un peu vite l'impossibilité d'un consensus entre philosophes sur ce qu'est la philosophie... Le professeur qui trouve dans la fréquentation de Spinoza plus que dans celle de Platon sa joie de philosopher pourra, suivant en cela la suggestion d'Alain Billecoq [31], lire avec ses élèves les lettres sur les spectres afin de leur faire découvrir comment se manifestent, dans ce dialogue épistolaire, les exigences de la philosophie : exigence critique à travers le refus de l'argument d'autorité ("L'autorité de Platon, d'Aristote, etc., n'a pas grand poids pour moi") [32], l'exigence "eidétique" à travers la substitution d'une question préalable à la question initiale (avant de se demander si les spectres existent, il faut se demander ce qu'ils sont) [33], l'exigence de fondation du discours à travers l'invitation réitérée à user de la raison plutôt que de l'imagination et à n'admettre pour vrai que ce qui est démontré ("car d'une seule proposition fausse admise une infinité suivra") [32]. Si donc l'approche métaphorique interdit la conceptualisation, l'induction guidée par contrastes ne permet pas une conceptualisation spécifiquement philosophique. Celle-ci requiert un contact direct avec les textes où elle a été réellement élaborée. Problématiser philosophiquement 1. Objectif-obstacle et problématisation Pour atteindre le second objectif-noyau du triangle didactique de la philosophie, il faut, selon les auteurs d'Apprendre à philosopher, déterminer des "objectifs-obstacles". La notion d'objectif - obstacle, dont on nous dit qu'elle a été tirée de la notion bachelardienne d'obstacle épistémologique, a été définie par Philippe Meirieu comme un "objectif dont l'acquisition permet au sujet de franchir un palier décisif de progression en modifiant son système de représentations et en le faisant accéder à un niveau supérieur de formulation" [34]. Quels sont donc les obstacles qui s'opposent à la problématisation philosophique ? Les auteurs d'Apprendre à philosopher en dressent une liste non exhaustive : "la suffisance de la certitude, l'ignorance des problèmes philosophiques qui ont progressivement émergé dans l'histoire (...) la distinction entre problèmes philosophiques et problèmes non philosophiques (...) la méconnaissance de points de vue différents du sien, ou la résistance à prendre en compte une opinion contradictoire sur un même problème" [35]. Pour surmonter ces obstacles ils proposent quatre types d'exercices : trouver la question philosophique implicite dans une "opinion - réponse" (Exemple : "C'était écrit" renvoie à "la vie de l'homme est-elle prédestinée ?") ; trouver une des questions philosophiques à laquelle votre certitude fournit une réponse positive ou négative (Exemple : "Dieu est une invention de l'homme" renvoie à "Dieu existe-t-il ?") ; trouver des réponses différentes des miennes ; trouver des réponses différentes à une question philosophique donnée (Exemple : y a-t-il une vie après la mort ? Non la mort c'est le néant. Oui, par la réincarnation. Oui, par la résurrection. La mort, est-ce le néant ou une nouvelle vie ? ). On peut évidemment douter que l'énumération de ces réponses soit constitutive d'un problème philosophique. Cependant nos didacticiens préviennent l'objection à travers la remarque suivante : "la reformulation philosophique d'une question ne se réduit pas à la prise en compte de la diversité des réponses possibles, sauf à postuler d'un point de vue relativiste que la reconnaissance des autres points de vue se confond avec l'exigence du vrai. Mais pour l'élève qui vit dans l'évidence de mono-réponses à des questions non-posées, l'exigence d'une formulation de questions sous forme alternative, amène dans son cheminement une rupture avec la longue habitude d'affirmer et de répondre immédiatement" [36]. Malheureusement les élèves ne vivent pas seulement dans l'évidence des "mono-réponses", mais aussi et peut-être surtout dans l'évidence de ce relativisme facile qui naît si volontiers du constat de la diversité des opinions et dont on trouve si souvent la trace dans les conclusions de leurs dissertations : "Les uns pensent que... D'autres pensent le contraire... Après tout chacun a bien le droit d'avoir ses opinions... en toutes choses il y a du bon et du mauvais". Il y a fort à craindre qu'en invitant les élèves à énumérer des "réponses différentes" on ne les pousse sur la voie du scepticisme non-philosophique. Multiplier les opinions est tout autre chose que rompre avec elles et ceux qui invoquent le patronage de Bachelard devraient se souvenir qu' "on ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire" [37]. De même, s'agissant de ce "conflit socio-cognitif" destiné à faire émerger les représentations, on ne peut guère admettre que le conflit entre pairs, même dans un premier temps, soit plus à même de "favoriser les ruptures" [38] que l'affrontement de l'élève au texte philosophique. Les élèves connaissent généralement fort bien le chemin qui va du lycée au café du commerce le plus proche : ils peuvent légitimement attendre du professeur de philosophie qu'il leur indique une autre voie. 2. Des introductions problématiques L'expression d'opinions divergentes ne suffit pas à constituer un problème. Un problème est d'abord une difficulté à résoudre. Apprendre à problématiser, c'est apprendre à percevoir une difficulté là où elle ne se manifeste pas avec évidence et à la formuler. Puisque transformer une question en problème est le rôle qu'on s'accorde à reconnaître à l'introduction de la dissertation, il n'est pas inutile d'examiner les exemples d'introduction [39] que les auteurs d'Apprendre à philosopher fournissent et commentent. En regard de trois introductions rédigées figurent des "questions-guide" destinées aux élèves afin qu'ils dégagent, en y répondant, les critères qui rendent "correctes" ces introductions. Le premier sujet est : "Par quels critères peut-on distinguer une oeuvre d'art d'un objet quelconque ?". La question-guide nº 4, posée à propos de la dernière phrase de l'introduction correspondante est : "Quelle est la fonction de cette phrase dans l'introduction ?". La réponse est : "Rapprochement des termes après opposition ; le contraste permet de poser le problème en reprenant les termes de la question posée". Or l'introduction se terminait ainsi : "Le "donné sensible" caractérise l'objet d'art et l'objet quelconque. Mais au-delà de cette caractéristique commune nous pressentons un certain nombre de critères qui permettent de distinguer l'oeuvre d'art de l'objet quelconque ; quels sont ces critères ?". Il n'est que de comparer cette dernière phrase avec la question de l'énoncé pour constater que si elle en reprend les termes, elle ne pose rigoureusement aucun problème - à moins qu'on ne décide d'appeler "problème" le "pressentiment" qu'il doit y avoir moyen de traiter le sujet... La même question (Fonction de cette phrase) est posée à propos de la dernière phrase de l'introduction correspondant au second sujet : "Y a-t-il des normes naturelles ? ". La réponse est : "annonce du plan". Là encore, regardons cette dernière phrase : "sans prétendre à une étude exhaustive du problème, nous allons procéder à une confrontation et à une synthèse de diverses opinions et courants de pensée, et dégager si possible une "conclusion" qui ne pourra d'ailleurs être que subjective". Ce qui est donc annoncé, dans cette introduction "correcte", c'est un défilé d'opinions qui se conclura par une pensée inévitablement subjective, c'est-à-dire, si les mots ont encore un sens, une dernière opinion. On peut mesurer, à l'aune de ce résultat, à quel point le conflit socio-cognitif entre pairs a favorisé la rupture avec l'opinion et initié les élèves à la problématisation philosophique. 3. Problème rhétorique, problème philosophique Tout n'est pas problème et tout problème n'est pas philosophique. Il y a de vrais et de faux problèmes, des contradictions stériles et des contradictions fécondes, des querelles de mots et de réels problèmes philosophiques. Puisque ceux-ci et celles-là ont été distingués dès l'origine par la philosophie, une didactique qui se propose d'apprendre à problématiser philosophiquement ne saurait mieux s'y prendre qu'en plaçant l'élève au contact des textes où cette distinction s'effectue. Ainsi dans l'Euthydème les deux sophistes font-ils successivement admettre au jeune Clinias que ceux qui apprennent sont des ignorants, puisqu'on ne peut apprendre que ce qu'on ignore, puis que ce sont des savants, puisqu'on ne peut apprendre qu'à partir de ce qu'on sait ; mais Socrate n'a aucun mal à lui montrer qu'il n'y a là qu'une contradiction apparente, Euthydème et Dionysodore ayant joué sur le double sens du verbe manthanein qui peut signifier tantôt apprendre, tantôt comprendre [40]. Au contraire lorsque dans l'Euthyphron Socrate demande à son interlocuteur : "le pieux est-il aimé des dieux parce qu'il est pieux, ou bien est-il pieux parce qu'il est aimé des dieux ?" [41], il pose un véritable problème philosophique qu'on peut formuler, en termes modernes, comme celui des rapports de la morale et de la religion : dans le second cas en effet c'est la divinité qui détermine la Valeur, donc la religion qui fonde la morale ; dans le premier il y a au contraire une Valeur ou un Bien que la divinité elle-même reconnaît, qui la transcende par conséquent. Ni le fracas des opinions, ni la diversité des discours ne suffisent à constituer le problème philosophique. Si celui-ci est bien, selon l'expression d'Hubert Grenier "la difficulté dont nous comprenons en quoi elle constitue une difficulté" [42], pourquoi ne pas plonger nos élèves au coeur de ces textes où la difficulté se manifeste en même temps que se découvrent les moyens de sa compréhension ? Il ne manque pas, dans les dialogues de Platon, de saynètes amusantes de prime abord et dont la patiente méditation ne puisse éveiller peu à peu les élèves au sens du problème. Argumenter philosophiquement 1. Argumentation et sophistique Conformément à ce qui est requis par le concept d'un objectif-noyau, tel qu'il a été défini plus haut, les auteurs d'Apprendre à philosopher, lorsqu'ils abordent la question de l'argumentation, insistent sur deux points : la nécessité de déterminer ce qu'est une argumentation spécifiquement philosophique et celle de déterminer ce qui, étant assimilable par les élèves, peut être exigé d'eux. Mais une fois de plus il semble bien que la première exigence soit sacrifiée à la seconde. "S'agissant d'un apprentissage, les performances ne peuvent être semblables chez celui qui s'initie et celui qui se spécialise" [43], écrivent-ils. Sans doute. Mais elles ne peuvent non plus reposer sur des principes incompatibles. La rhétorique n'est pas à la philosophie ce que l'initiation est à la spécialisation. L'argumentation rhétorique n'est pas un degré de l'argumentation philosophique : c'est de la non-philosophie. Or après avoir proposé un type d'exercice qui vise à faire acquérir à l'élève la distinction entre les deux, les auteurs d'Apprendre à philosopher en proposent plusieurs autres qui ne peuvent qu'entretenir la confusion. On demande ainsi aux élèves de "trouver les thèses à argumenter" [44] et on leur donne des consignes telles que "soit une thèse donnée (ex. : Dieu existe) : quelle est la thèse opposée ? y a-t-il d'autres thèses ? (ex. : on ne peut pas savoir si Dieu existe)" [44], Ou "soit deux thèses contradictoires (ou simplement différentes) = y a-t-il une synthèse possible ? Trouvez-en d'autres etc." [44]. On leur donne pour objectif de "travailler sur les arguments" [44] et on leur donne pour consignes de contredire un argument par un autre argument, de changer l'argumentation de plan, de trouver un argument "plus fort" [44] etc. On ne voit guère en quoi ces exercices préparent à une argumentation spécifiquement philosophique : ils évoquent plutôt les "antilogies" et les "discours doubles" de Protagoras dont Diogène Laërce nous dit qu'"il fut le premier qui déclara que sur toute chose on pouvait faire deux discours exactement contraires" [45]. Un élève à qui l'on donne pour consigne de "contredire un argument (ex. : d'ordre économique ou technique) par un argument d'un autre ordre (ex. : éthique)" [44] et qui trouvera qu'il faut augmenter les salaires parce que la justice l'exige, mais qu'il ne faut pas les augmenter afin de ne pas élever les coûts de production aura-t-il fait un pas sur le chemin de la philosophie? Et si celui que l'on invite à "trouver un argument plus fort" [44] décide de "rendre le plus faible des deux arguments le plus fort" [46], renouant ainsi avec cet art de retourner les arguments dont Protagoras s'était fait le champion, aura-t-il satisfait aux exigences de la philosophie ? 2. Argumentation et philosophie On n'apprend pas à argumenter philosophiquement en répertoriant des arguments et en les opposant mécaniquement les uns aux autres. Dire que les élèves "tels qu'ils sont" ne sont pas capables d'autre chose reviendrait à dire qu'ils peuvent tout au plus suivre une classe de rhétorique, non une classe de philosophie. Il faudrait alors en tirer les conséquences et substituer au "postulat d'éducabilité philosophique" de tous celui de l'éducabilité rhétorique de tous. Il en va donc de l'argumentation philosophique comme de la conceptualisation, comme de la problématisation : on ne peut s'y initier qu'au contact des philosophes, c'est-à-dire de ceux chez qui le souci de fonder l'a emporté sur celui de contredire. Si l'argumentation de Socrate est philosophique, ce n'est pas en vertu de la ressemblance qu'elle peut avoir parfois avec celle de ses adversaires, mais parce qu'elle ne se réduit jamais à un jeu ni à une technique, tout habitée qu'elle est par le souci du Vrai. Si de même le rigoureux enchaînement de raisons qui constitue l'itinéraire des Méditations métaphysiques est un modèle d'argumentation philosophique, c'est parce qu'il est tout entier subordonné à la volonté de fonder absolument une connaissance vraie. III. Les conditions de possibilité d'une didactique de la philosophie Didactique de la philosophie et pédagogie par objectifs Est logiquement possible tout ce qui n'enferme pas de contradiction. La didactique se proposant de faciliter l'acquisition d'un savoir, une didactique de la philosophie eût été impossible si la philosophie n'eût été en aucune manière un savoir. Nous avons vu qu'il n'en était rien. Cependant le concept de la didactique exige en outre que le savoir transmis le soit selon l'ordre qui découle de sa nature et honore sa spécificité. C'est sur ce point que les propositions des actuels didacticiens ne nous ont guère paru satisfaisantes : non seulement les objectifs qu'ils définissent ne sont pas proprement philosophiques, mais les procédés qu'ils mettent en oeuvre pour les atteindre contredisent parfois gravement la nature de la philosophie. Il ne peut en aller autrement dès lors que leur didactique est une transposition de la pédagogie par objectifs. En effet celle-ci, avant tout soucieuse de déterminer des tâches précises dont l'accomplissement soit observable, s'ingénie à élaborer des techniques qui rendent possible leur exécution ; mais s'agissant de la philosophie, c'est-à-dire d'une discipline où aucun contenu de connaissance prédéterminé n'est exigible, elle ne peut que réduire les objectifs visés à des opérations formelles et leur subordonner des procédés qui ne sont pas propres à la philosophie. Le problème qui se pose à la didactique de la philosophie est donc le même que celui que rencontrait déjà l'application de la pédagogie par objectifs à la philosophie et qui conduisait Marc Debray à écrire que "l'introduction de la pédagogie par objectifs en philosophie fait douter de la signification proprement philosophique des apprentissages qu'elle propose, et incite à une analogie avec les techniques qui font l'objet des cours de Français" [47]. Nous en conclurons pour notre part que la première condition de possibilité d'une didactique de la philosophie réside dans la rupture avec les principes qui gouvernent la pédagogie par objectifs. Didactique de la philosophie et textes philosophiques Cela ne signifie évidemment pas que le professeur de philosophie doive renoncer à se donner des objectifs et puisse se satisfaire de "la vague généralité de finalités éducatives peu efficaces parce que trop globales" [48]. Cela signifie que ces objectifs, si l'on veut qu'ils soient spécifiquement philosophiques, ne peuvent être fixés indépendamment du contenu de la philosophie, lequel, on l'a vu plus haut, ne peut lui-même être déterminé que dans les philosophies et dans leur réappropriation par chaque professeur. Il en résulte que la didactique de la philosophie ne peut exister qu'au pluriel. Une didactique de la philosophie n'est pas possible, mais plusieurs le sont. Ainsi ne séparera-t-on pas artificiellement les "démarches de pensée" auxquelles les didacticiens sont attachés des lieux où elles se sont constituées et où elles demeurent de vivants cheminements de l'esprit grâce à l'acte commun du maître et de l'élève. C'est à l'intérieur même des textes philosophiques où les concepts ont été élaborés, les problèmes posés, les thèses fondées que l'élève apprendra la patience du concept, qu'il s'éveillera au sens du problème, qu'il s'exercera à fonder ses propositions. La didactique de la philosophie : art ou méthode ? Si la didactique de la philosophie doit se donner des objectifs véritablement philosophiques, si elle ne peut se les donner qu'en exerçant l'élève à philosopher à travers la singularité de ces textes où se réalise l'universel de la philosophie, si cet exercice suppose à son tour la singularité de la médiation magistrale, alors elle devra se penser comme un art plutôt que comme une méthode. Celle-ci se distingue en effet de celui-là en ce qu'en elle l'agencement des moyens peut être conçu par principes et énoncé préalablement à l'exécution, de sorte que la série d'opérations à accomplir en vue d'atteindre le résultat est réglée d'avance. Or comme le remarquent justement les auteurs d'Apprendre à philosopher, "l'enseignement philosophique n'impose nullement, contrairement à d'autres disciplines, la linéarité d'une progression qui lui serait inhérente (...) Le seul ordre intrinsèque est éventuellement celui qui découle de la philosophie personnelle du professeur" [49]. Nous en conclurons pour notre part qu'une didactique de la philosophie n'est possible que si, prenant acte du rôle décisif de la médiation magistrale et de l'irréductibilité de l'enseignement de la philosophie à l'acquisition de mécanismes, elle se définit, elle, comme un art et le professeur comme un artisan plutôt que comme un technicien. Conclusion Nous nous étions demandé si une didactique de la philosophie était possible : il fallait donc s'assurer que les exigences de la philosophie et celles de la didactique étaient compatibles. Puisqu'une didactique se propose de faciliter l'acquisition d'un savoir conformément à la nature de celui-ci, une didactique de la philosophie n'est possible que si elle est fidèle à la nature de la philosophie, conforme à ses exigences, c'est-à-dire si elle est elle-même philosophique. Les recherches actuelles que nous avons examinées ne nous ont pas semblé satisfaire à ce réquisit, soit que les méthodes proposées ne fussent pas spécifiquement philosophiques, soit qu'elles fussent parfois franchement opposées à la nature de la philosophie. Cet échec tient probablement à ce que des concepts élaborés par les didactiques d'autres disciplines, dans les champs desquelles ils peuvent avoir leur pertinence, on été imprudemment transposés à la philosophie, sans qu'on se fût assuré que le statut épistémologique de celle-ci autorisait pareille transposition. Il reste que les préoccupations qui sont à l'origine de ces recherches sont bien réelles et qu'une véritable didactique de la philosophie reste à construire, qui satisferait aux conditions de possibilité que nous avons énoncées, et dont nous n'avons pu tracer ici que les linéaments. André Perrin
(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
(1)
Michel TOZZI, Patrick BARANGER, Michèle BENOIT et Claude VINCENT, Apprendre à
philosopher dans les lycées d'aujourd'hui, CRDP de Montpellier, Hachette
éducation, Collection Ressources formation, Série Enjeux du système éducatif
1992 p.23 .
(32)
SPINOZA, Lettre 56 à Hugo Boxel.
(33)
Id., Lettre 52.
(34)
Philippe MEIRIEU, Apprendre... oui, mais comment ?, Paris ESF, 1992,
9ème ed., p. 187.
(35)
Michel TOZZI et al., op. cit., p. 48.
(36)
Ibid., p.52.
(37)
Gaston BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin,
1969, p. 14.
(38)
Michel TOZZI et al., op. cit., p. 65.
(39)
Ibid., pp. 122-123.
(40)
PLATON, Euthydème, 275 d - 278 b. On trouvera cet exemple dans
l'article de Bernard DUQUESNE, Les exercices dans L'Enseignement
Philosophique in Revue de l'enseignement philosophique, 30ème
année, n°5, pp. 14-15.
(41)
PLATON, Euthyphron, 10 a.
(42)
Hubert GRENIER, La connaissance philosophique, Paris, Masson et Cie,
1973, p.128.
(43)
Michel TOZZI et al., op. cit., p. 54.
(44)
Ibid., p. 57.
(45)
DIOGENE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres,
Paris, GF, n°77, Tome II p. 185.
(46)
Jacqueline de ROMILLY, Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès,
Ed. de Fallois, 1988 ; Le livre de poche, Biblio. essais, p. 100.
(47)
Marc DEBRAY, Pédagogie par objectifs et enseignement de la philosophie,
Université de Lille III, 1982, p. 116
(48)
Michel TOZZI et al., op. cit., p. 29.
(49)
Ibid., p. 131.
Retour au menu Textes & Articles | Retour au site A vrai dire |
Retour à l'accueil - Atelier philosophique - Le don - Sentences, aphorismes et brèves remarques - Lectures - Visages de la pensée - Liens et contacts