(cet article a été publié pour la première fois sur mezetulle, le blog-
revue de Catherine Kintzler,
www.mezetulle.net le 8 avril 2014)
Le 4 février 2012 un ministre
soulevait une de ces tempêtes qu'on a accoutumé de nommer "médiatiques" en
déclarant devant une assemblée d'étudiants que "toutes les civilisations ne se
valent pas". C'est le bien-fondé de cette affirmation qu'il s'agira d'examiner
ici et nous nous proposons de le faire en commençant par écarter parmi les
objections qu'on a pu lui adresser toutes celles qui sont contraires au
"principe de charité" (1), celui-ci exigeant
qu'entre plusieurs interprétations on choisisse celle qui est la plus favorable
au locuteur, à tout le moins celle qui n'exclut pas a priori que ce
dernier puisse avoir raison.
On laissera ainsi de côté l'argument selon lequel la déclaration du
ministre aurait obéi à des arrière-pensées politiques et cela non seulement
parce qu'il est contraire au principe de charité, mais aussi parce qu'il est
très difficile de démontrer qu'un homme politique n'a pas d'arrière-pensées
politiques. Si l'on admettait la validité de cet argument il faudrait en toute
équité l'opposer aussi aux contradicteurs du ministre, par exemple à ce député
du camp adverse qui lui avait répliqué que son propos conduisait tout droit aux
camps nazis : comment prouver qu'un député n'a pas d'arrière-pensées électorales
?
On écartera de même la thèse qui consiste à soutenir qu'en disant
ce qu'il a dit le locuteur a voulu dire, et donc a réellement dit, autre chose
que ce qu'il a dit. Ainsi dans une tribune publiée par le journal Le Monde
(2), un maître de conférences à Sciences Po
explique-t-il que, de même que dans le discours du GRECE européen voulait
dire blanc, dans la bouche du ministre civilisation voulait dire
culture qui voulait dire race. Selon cette logique, Victor Hugo ou
Léon Blum pouvaient encore, en 1879 ou en 1925, affirmer la supériorité de la
race blanche sur la race noire, mais le ministre, pour exprimer la même idée que
ces figures tutélaires du socialisme, se serait vu contraint par les exigences
nouvelles du politiquement correct de substituer le mot civilisation
au mot race.
Entrer dans cette logique reviendrait à interdire toute discussion
sur quelque question que ce soit car il sera toujours possible de soutenir
qu'une question en cache une autre. Cependant celle qui nous occupe s'est posée
bien avant d'avoir été soulevée par un homme politique en 2012. L'idée de
civilisation figurait au programme de philosophie des classes terminales de
1960, programme qui fut en vigueur jusqu'en 1973, et les manuels de l'époque,
par exemple le célèbre Huisman et Vergez ou le Meynard, abordent la question de
l'égalité des civilisations en y apportant ou en suggérant des réponses
d'ailleurs assez différentes. Quant à André Comte-Sponville, qui de notoriété
publique n'est pas du même bord politique que le ministre concerné, c'est dans
une conférence donnée à Cannes le 20 décembre 2003 qu'il affirmait : "Toutes les
civilisations ne se valent pas". Telles sont les raisons qui nous conduisent à
accepter d'examiner cette question dans les termes où elle a été posée.
De trois choses l'une : ou bien la proposition "Toutes les
civilisations ne se valent pas" est vraie, ou bien elle est fausse, ou bien elle
n'est ni vraie, ni fausse. Cette tripartition permet de répertorier et de
distinguer les critiques qu'on peut adresser à celui qui la soutient : on peut
lui reprocher d'avoir dit quelque chose de vrai, ou d'avoir dit quelque chose de
faux, ou enfin d'avoir dit quelque chose qui n'a pas de sens. Le statut de la
réflexion que nous avons entreprise nous autorise à écarter tout de suite la
première critique. On peut sans doute concevoir qu'on puisse reprocher à un
homme politique, que sa fonction dispose à adopter une éthique de la
responsabilité, d'énoncer des vérités dont la proclamation publique
l'empêcherait d'accomplir sa tâche ou aurait des conséquences néfastes pour la
communauté dont il a la charge ; mais précisément nous avons pris soin de
détacher la proposition énoncée du sujet qui l'énonce et de l'envisager non
comme proposition de X ou de Y, mais en elle-même, c'est-à-dire objectivement ou
philosophiquement. Or on ne saurait reprocher au philosophe, qui n'a d'autre
tâche que d'aller "à la vérité de toute son âme", d'énoncer une proposition
vraie.
Une proposition fausse ?
La proposition "Toutes les
civilisations ne se valent pas" est-elle fausse ? Les propositions "Toutes les
civilisations se valent" et "Toutes les civilisations ne se valent pas" étant
des contradictoires elles ne peuvent, dès lors qu'elles sont envisagées
en même temps et sous le même rapport, ni être vraies ensemble, ni être fausses
toutes les deux de telle sorte que, conformément au principe du tiers-exclu, la
vérité de l'une implique la fausseté de l'autre et réciproquement. Il en résulte
qu'on ne peut nier que toutes les civilisations ne se valent pas qu'en affirmant
que toutes les civilisations se valent. À celui qui procède à cette négation on
est donc en droit de demander comment il démontre que toutes les civilisations
se valent.
Il est remarquable que pas un seul des auteurs des multiples
tribunes qui ont été publiées dans les journaux pour récuser la proposition
selon laquelle toutes les civilisations ne se valent pas ne se soit aventuré à
fournir ne serait-ce que l'ébauche d'une telle démonstration. Si elle existait
se serait-on fait faute de la produire ? Et il n'est pas moins remarquable qu'il
suffise de se plonger dans les écrits de ceux qui récusent cette proposition
pour s'apercevoir que souvent ils la présupposent et que parfois ils la
formulent explicitement. Ainsi Le Nouvel Observateur avait publié en
février 2012 de multiples articles (ayant pour auteur, pêle-mêle : Stéphane
Maugendre, Serge Raffy, Vincent Verschoore, Hela Khamara, Rhodo, Laurent Binet,
Hélène Assekour, Eric Fassin, Jean-François Probst, Fadila Mehal) destinés à
pourfendre l'idée selon laquelle toutes les civilisations ne se valent pas. Or
trois mois plus tard ce même hebdomadaire publiait un numéro hors-série intitulé
Les grandes civilisations. Les grandes civilisations ? Diable ! Il y en
aurait donc de petites ? Et le petit n'est-il pas au grand ce que l'inférieur
est au supérieur ? De même au mois de mars 2011 les éditions Odile Jacob
publiaient un ouvrage rédigé par 50 chercheurs et citoyens "engagés", préfacé
par Martine Aubry et intitulé : Pour changer de civilisation. À quoi cela
rime-t-il de vouloir changer de civilisation si toutes les civilisations se
valent ? Enfin on pouvait trouver à la date du 5 février 2012 sur le site
Union pour le communisme un article qui commençait en affirmant : "C'est au
nom de cette conception de l'humanité comme divisée en civilisations inégales
que les puissances esclavagistes, coloniales puis capitalistes d'Occident ont
imposé au monde entier, au fil des siècles, un système raciste basé sur la
prétendue suprématie blanche, sur le pillage des ressources et l'exploitation
des hommes et des femmes" et qui concluait : "Tant que se maintiendra la
civilisation capitaliste elle continuera à pousser dans la crise la société
humaine ...", appelant alors de ses vœux une révolution censée substituer à la
civilisation capitaliste une civilisation qui lui fût supérieure.
Une proposition dénuée de sens ?
Précisément parce qu'on ne pourrait
réfuter la proposition selon laquelle toutes les civilisations ne se valent pas
qu'en démontrant que toutes elles se valent et parce que cette tâche est apparue
exagérément difficile, on a généralement préféré lui opposer qu'elle était
dépourvue de sens. Reste à savoir comment elle l'est car c'est en plusieurs sens
qu'une proposition peut être réputée dépourvue de sens. S'agissant de la
proposition selon laquelle les civilisations ne sont pas d'égale valeur on peut
soutenir qu'elle est dépourvue de sens soit parce que le mot de civilisation
n'a pas de sens, soit parce qu'il n'y a pas de sens à lui appliquer la notion de
valeur, soit enfin parce qu'est insensée l'entreprise de déterminer l'égalité
ou l'inégalité de ces valeurs.
Un concept sans objet ?
La première raison qui a été donnée,
et peut-être la plus radicale, consiste à dire qu'il n'y a pas de civilisations
et qu'en conséquence le mot même de civilisations, après celui de
races, doit être banni. Cette proscription est clairement formulée par
Tzvetan Todorov : "Pour lever toute ambiguïté, je choisis donc d'employer ici
"civilisation" uniquement au singulier" (3). Le mot
civilisation ne doit pas avoir de pluriel. De même qu'il n'y a pas de races,
mais une seule race, la "race humaine", de même il n'y a pas de civilisations,
mais une seule civilisation, celle de l'humanité. Pourquoi ? C'est que le mot
civilisations, au pluriel, est en quelque sorte "contaminé" par le mot
civilisation, au singulier. Car la civilisation n'est pas un concept
purement descriptif qui se rapporterait à un simple état de fait, mais une
valeur : "contrairement à la culture, la civilisation ne peut être pensée seule
car elle comporte toujours implicitement un jugement de valeur en opposition à
un autre, plus barbare", dit Maurice Godelier (4).
Or tous les hommes étant égaux et l'homme n'existant humainement qu'en tant
qu'il est civilisé, il ne saurait y avoir de "barbares", ou alors il faut
admettre avec Lévi-Strauss que "le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la
barbarie" (5), ce qui est une autre manière de
proclamer cette même égalité puisque en excluant de l'humanité ceux que nous
désignons comme barbares, nous reproduisons leur attitude à eux pour qui
"l'humanité cesse aux frontières de la tribu" (6).
Ce n'est donc pas l'équivalence des civilisations qu'il eût fallu
nier, mais celle des "cultures" ou encore des "régimes politiques". La question
est alors de savoir si les formules "toutes les cultures ne se valent pas" ou
"tous les régimes politiques ne se valent pas" peuvent et doivent être
substituées à "toutes les civilisations ne se valent pas".
Civilisation
et régime politique
La défense de l'humanité en tout
homme, celle de l'égalité de l'homme et de la femme sont-elles affaire de régime
politique, la ligne de partage étant, grosso modo, celle qui sépare les
démocraties des dictatures ou des tyrannies ? Dans le monde grec l'esclavage a
existé aussi bien dans la démocratie athénienne que dans l'aristocratie
militaire spartiate tant admirée par Barrès. Dans le monde romain, il a existé
aussi bien sous la royauté que sous la république et l'empire. Aux États-Unis la
constitution adoptée en 1787 à Philadelphie qui entre en vigueur le 4 mars 1789
ne le remet pas en question : son abolition devra attendre le treizième
amendement voté le 31 janvier 1865. Considérons maintenant parmi les multiples
formes de l'oppression dont les femmes sont victimes la coutume particulièrement
choquante des mariages précoces. Des millions de très jeunes filles sont mariées
chaque année, parfois à peine pubères, dans de nombreux pays d'Afrique
subsaharienne et d'Asie du sud : le Niger, le Bangladesh, la Guinée, le Mali, le
Soudan etc. La plupart d'entre eux sont, sinon des républiques islamiques, des
pays à forte tradition musulmane. Dira-t-on que la faute en incombe au régime
politique ? Même si l'on peut montrer, au risque d'accréditer la thèse d'une
incompatibilité entre l'islam et la démocratie, que les régimes politiques de
ces États sont fort peu démocratiques, il n'en demeure pas moins qu'on n'a marié
massivement des fillettes de 12 ou 13 ans ni dans l'Italie fasciste, ni dans la
Russie soviétique, ni dans l'Allemagne nazie, ni dans l'Espagne franquiste, ni
dans le Portugal salazariste, ni dans la Grèce des colonels, ni dans le Chili de
Pinochet. Il y a donc quelque raison d'y voir plutôt un phénomène
civilisationnel ou culturel qu'un phénomène politique.
Civilisation et culture
Civilisationnel ou culturel ?
Aurait-il fallu dire que "Toutes les cultures ne se valent pas" ? On peut douter
que cette dernière formulation eût évité à son auteur la volée de bois vert que
lui a valu la première, mais la seule chose qui nous importe ici est de savoir
si elle est objectivement préférable. Tzvetan Todorov justifie ce choix de la
manière suivante : "Utilisé au singulier, "civilisation" s'oppose à "barbarie"
et implique une exigence morale, un certain mouvement, tout un ensemble de
qualités. Mais attention, des qualités qui ne sont pas simplement valables pour
un groupe en particulier, mais pour l'humanité tout entière (...) Lorsque la
notion est utilisée au pluriel, elle pourrait parfaitement être remplacée par
l'idée de "culture" (7)". Mais s'il n'y a pas de
civilisations au pluriel pour la raison que nous sommes tous civilisés, pourquoi
pourrait-il y avoir des cultures alors que nous sommes tous "acculturés" ? Par
ailleurs la distinction culture-civilisation est loin de faire l'objet d'un
consensus. Comme le fait remarquer Alfred Grosser, c'est en Allemagne qu'on
débat depuis deux siècles de la différence entre culture et civilisation, mais
en France il n'y a pas une grande différence (8).
Norbert Elias, qui consacre le premier chapitre de La civilisation des mœurs
à l'antithèse culture-civilisation en Allemagne, montre que l'Allemand utilise
le mot culture "quand il veut exprimer la fierté de ses propres réalisations et
de sa propre nature" (9), que cette notion "souligne
les différences nationales, les particularités des groupes" (10)
et qu'elle se rapporte "aux œuvres d'art, aux livres, aux systèmes religieux ou
philosophiques révélateurs des particularités d'un peuple" (11).
Au contraire "dans l'usage allemand le terme de "civilisation" désigne quelque
chose de fort utile, certes, mais néanmoins d'importance secondaire : ce qui
constitue le côté extérieur de l'homme, la surface de l'existence humaine" (12).
C'est ainsi que déjà dans l'Idée d'une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique Kant écrivait : "Nous sommes cultivés au plus haut
degré par l'art et par la science. Nous sommes civilisés, jusqu'à en être
accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute sorte" (13).
Cette opposition recoupe dans une certaine mesure celle que fait Burckhardt dans
ses Considérations sur l'histoire universelle entre les productions
spontanées de l'esprit et les normes sociales coercitives fixées par l'État et
la religion et l'on peut, en dépit de son antihégélianisme, y retrouver la
distinction hégélienne de l'esprit subjectif et de l'esprit objectif. Selon ces
distinctions et ces oppositions, celui qui juge que le respect de l'humanité en
tout homme et de l'égalité de l'homme et de la femme ne sont pas la chose du
monde la plus équitablement partagée serait davantage fondé à attribuer ces
inégalités aux civilisations qu'aux cultures.
Marcel Mauss était parfaitement conscient de l'usage idéologique
qui pouvait être fait du concept de civilisation. En 1900, dans sa recension du
livre de Joseph Deniker Les races et les peuples de la terre, il écrit
que parler de peuples incultes et sans civilisation, "c'est parler de choses qui
n'existent pas" (14) ; et en 1929 il observe que
les nationalistes tendent à identifier leur nation ou leur culture à la
Civilisation "car ils ignorent généralement la civilisation des autres" (15).
Il n'en juge pas moins nécessaire, dans un article qu'il signe avec Durkheim (16),
d'avoir recours au concept de civilisation qui se distingue de celui de culture
par son extension à la fois dans l'espace et dans le temps. Évoquant vingt ans
plus tard les phénomènes qui sont "communs à un nombre plus ou moins grand de
sociétés et à un passé plus ou moins long de ces sociétés" il conclut : "On peut
leur réserver le nom de "phénomènes de civilisation"(17).
Ce qui donne aujourd'hui raison à Marcel Mauss, c'est que nos
contemporains continuent à recourir, explicitement ou implicitement, au concept
de civilisation, y compris quand ils prétendent le récuser. Le 30 avril 2008 le
journal Libération publiait une tribune signée par 56 chercheurs en
histoire et en philosophie intitulée : Oui, l'Occident chrétien est redevable
au monde islamique ! Que sont donc l'Occident chrétien et le monde islamique
dans cette phrase ? Le christianisme est une religion, mais l'Occident chrétien
n'en est pas une. Ce n'est pas non plus un "régime politique" et pas davantage
une "société" ni une "culture". Si les signataires ont parlé de "monde"
islamique, plutôt que de "culture" islamique, c'est précisément parce que le
concept de monde renvoie à l'idée d'une totalité, c'est-à-dire permet de
signifier la permanence et la continuité qui justifiaient chez Mauss l'usage du
mot civilisation. Le 12 mars 2008 on pouvait lire sur le site oumma.com
un article intitulé Pour l'étude de la culture arabe dans lequel M.
Marwan Rashed, professeur à l'École Normale Supérieure et futur signataire de la
tribune ci-dessus mentionnée, se proposait de réfuter tout à la fois Samuel
Huntington et Benoît XVI. Pour ce faire, dans une première partie intitulée :
Les "civilisations" existent-elles ?, il reprochait à Huntington d'avoir
prétendu distinguer des civilisations après avoir admis que ce n'était pas une
tâche facile. Quant à lui, Marwan Rashed, il se proposait de procéder à une
"déconstruction de la notion de civilisation". Moyennant quoi notre auteur
consacrait toute la suite de son article à mettre en évidence les vertus, les
richesses et les apports de ce qu'il n'avait alors aucun scrupule à nommer "la
civilisation islamique" ou "la civilisation arabo-islamique". Avec de tels
déconstructeurs, on peut se passer de constructeurs.
Qu'il soit malaisé de définir le concept de civilisation est
incontestable mais ne constituerait un argument suffisant pour l'invalider que
si l'on faisait subir le même sort à tous les concepts dont les contours sont
aussi indéterminés. Pour s'en tenir à un seul exemple, ni les sociologues ni les
économistes ne renoncent à faire usage du concept de classe moyenne alors même
que, selon la définition qu'on en donne, il englobe un pourcentage de la
population qui varie de 40 à 80% : plutôt que Frege aux yeux de qui "on ne
saurait du tout nommer district un district vaguement circonscrit" (18),
ils suivent le second Wittgenstein... De même Mauss légitime qu'on parle de
civilisations française, hellénique, hellénistique, byzantine, chinoise,
indienne, bouddhique, islamique et écrit : "Dans un très grand nombre de cas, on
a le droit d'étendre un peu son acception sans grande faute scientifique" (19).
Un objet sans valeur ?
Une aporie : valeur et jugement moral
Étant admis qu'il y a un sens à
utiliser le mot civilisation au pluriel, il s'agit maintenant de savoir s'il y
en a un à comparer les civilisations entre elles du point de vue de leur valeur.
Pour porter sur les civilisations un jugement de valeur qui permette de les
départager ou de les hiérarchiser, il faut connaître la Valeur, autrement dit
disposer d'une norme. Sans doute de telles normes existent-elles, mais elles
sont propres à chaque civilisation et donc aussi nombreuses que les
civilisations elles-mêmes. Il faudrait alors disposer de la Valeur des valeurs
ou de la Norme des normes, c'est-à-dire juger du point de vue de Dieu, pour
classer les civilisations selon la distance qui les sépare de la Norme ou de la
Valeur. Or dans le monde humain nul ne peut s'arracher à la civilisation dont il
est issu pour se placer du point de vue de Dieu : "puisqu'une culture ne peut
s'évader d'elle-même (...) son appréciation reste, par conséquent, prisonnière
d'un relativisme sans appel", écrit Lévi-Strauss (20).
La seule objectivité à laquelle on puisse prétendre est celle de la science, qui
émet des jugements de réalité mais non des jugements de valeur. Si à ses yeux
toutes les civilisations se valent, c'est parce que, à proprement parler, aucune
ne vaut rien, de même que l'acide nitrique n'est ni "supérieur", ni "inférieur"
à l'acide sulfurique, sauf relativement à tel ou tel usage déterminé. Dans une
discussion qui eut lieu le 15 octobre 1979 à l'Académie des sciences morales et
politiques, Raymond Aron interjetait cependant appel de ce relativisme : "Des
jugements universels sur les comportements moraux sont-ils incompatibles avec le
relativisme culturel ?" et s'attirait la réponse suivante : "L'ethnologue
rencontre à la fois des croyances, des coutumes, des institutions qu'il peut
étudier, dont il peut proposer une typologie sans aucune préoccupation d'ordre
moral (...) Je n'essaierai donc pas de répondre à cette question. Je dirais que
c'est une aporie, que nous devons vivre avec elle, tâcher de la surmonter dans
l'expérience du terrain en renonçant, par sagesse, à lui donner une réponse
théorique" (21).
Reste à savoir comment on peut surmonter cette aporie sans lui
donner une réponse théorique. Dans une interview accordée à un hebdomadaire,
Tzvetan Todorov abonde tout d'abord dans le sens de Lévi-Strauss : "qu'il
s'agisse des langues, des coutumes, des comportements ou des codes culturels,
tous ces composants ne relèvent pas d'un jugement de valeur" (22)
même s'ils s'opposent à ce que nous concevons ordinairement comme la
civilisation. Et de donner l'exemple des sacrifices humains chez les Aztèques :
"Lorsqu'on s'est aperçu qu'ils s'adonnaient à des sacrifices humains, on les a
qualifiés de barbares. Or dans leur culture, cela participe à un rituel complexe
et ils ne le considèrent nullement comme une atteinte à la dignité humaine. Bien
au contraire" (23). Ainsi les sacrifices humains
ne doivent pas faire l'objet d'un jugement de valeur, à moins qu'ils ne méritent
d'être évalués à l'aune de la norme interne à la société aztèque selon laquelle
ils ne constituent pas une atteinte à la dignité humaine mais, "bien au
contraire", une manière de la respecter. Cependant, à la question qui lui est
ensuite posée de savoir si toutes les cultures se valent, Todorov répond :
"C'est ce que pensent souvent les ethnologues. Mais je ne partage pas vraiment
cet avis. En effet chaque culture possède un certain nombre de caractéristiques
que l'on peut parfaitement juger par des critères universels. Il peut s'agir de
critères moraux, de critères ethnologiques ou tout simplement de progrès
objectivement observables à un moment donné" (24).
On a un peu de mal à suivre le raisonnement : comment passe-t-on d'une prémisse
selon laquelle les coutumes et les comportements observables dans une culture ne
doivent pas faire l'objet d'un jugement de valeur à la conclusion qu'on a le
droit de les juger conformément à des critères universels, par exemple moraux ?
Peut-être Todorov s'est-il remémoré, entre la formulation de sa prémisse et
celle de sa conclusion, les remarques de Léo Strauss dans l'introduction de
Droit naturel ethistoire : "Si les principes tirent une
justification suffisante du fait qu'ils sont reçus dans une société, les
principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l'homme
policé. (...) Et puisque tout le monde est d'accord pour reconnaître que l'idéal
de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous
empêcherait d'accepter en toute tranquillité une évolution vers l'état
cannibale" (25).
Que l'ethnologue ou l'historien ne puissent ès qualités
porter des jugements de valeur sur les cultures ou les civilisations, cela
découle de ce que la science, selon la formule de Poincaré, parle à l'indicatif
(26). On ne peut cependant donner à un précepte
méthodologique une extension et une portée qui, au-delà du champ de
l'investigation scientifique, prétendrait interdire à l'esprit humain de
formuler des jugements de valeur et qui invaliderait toute proposition de nature
optative. Que toutes les civilisations se valent aux yeux du savant qui cherche
à les décrire et à les expliquer ne signifie pas qu'elles se valent en soi et
pour soi.
Et de fait des jugements sont régulièrement portés sur la valeur
respective des différentes civilisations sans que cela suscite ni réprobation ni
indignation. Qui par exemple n'a jamais entendu célébrer l'âge d'or d'Al-Andalus
? Qui n'a appris que sous le pouvoir éclairé et tolérant des califes ommeyyades
l'Espagne musulmane a connu une apogée économique et culturelle où les arts
étaient florissants, où des savants venus d'Orient transmettaient à une Europe
chrétienne obscurantiste et violente un héritage grec que son inculture lui
avait fait oublier, tandis que les trois "religions du Livre" y cohabitaient
dans une paisible et bienveillante harmonie ? Tout cela s'est dit, tout cela se
dit encore sans qu'aucun député ne qualifie ces discours de racistes ni ne leur
fasse grief de nous reconduire aux "heures les plus sombres de notre histoire".
Nous n'entreprendrons pas ici de démêler la part de vérité et la part de
mythologie qu'ils comportent (27). Ce qui importe
en revanche c'est d'expliciter les critères qui permettent d'appliquer la notion
de valeur aux civilisations et de décider que l'une a plus de valeur que
l'autre. Pierre-Henri Tavoillot propose le critère suivant : "Une civilisation
est dite grande lorsqu'elle produit des oeuvres qui ne s'adressent pas seulement
à elle-même mais concernent, touchent, parlent à l'ensemble de l'humanité" (28),
avant de le déclarer "très incertain". Cette réserve ne nous semble pas
justifiée. Entre les VIème et IVème siècles avant Jésus-Christ la civilisation
grecque a substitué à une pensée mythique une pensée rationnelle, inventé la
politique, la démocratie, la philosophie, produit en l'espace de 80 ans les
tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, ainsi que de multiples
chef-d'oeuvres de l'architecture et de la sculpture. À la même époque vivaient
en divers endroits de la planète des hommes qui n'étaient assurément pas des
barbares ou des bêtes brutes, qui étaient "civilisés" ( les Nok au Nigéria, les
Samnites ou les Lapyges en Italie etc.), mais dont les civilisations n'ont pas
brillé d'un tel éclat. Aujourd'hui encore c'est à la Grèce que nous nous
référons lorsque nous discutons des mérites comparés de la démocratie directe et
de la démocratie représentative ; c'est la figure de Socrate que nous invoquons
quand nous enseignons la philosophie ; c'est le mythe d'Œdipe que nous
reconnaissons comme susceptible d'éclairer le fonctionnement de notre psychisme
; c'est à la figure d'Antigone que nous faisons appel lorsque nous voulons
légitimer la désobéissance "civile". A 25 siècles de distance, tout cela
continue à irriguer nos vies et nos pensées bien plus que les statuettes en
terre cuite et les hauts-fourneaux des Nok, tout admirables qu'ils soient.
Relativisme ou capacité à se décentrer ?
Il y a toutefois un critère qui serait autrement décisif, c'est celui qui aurait
l'agrément du relativiste culturel lui-même. Pour l'obtenir il faut demander à
ce dernier si le relativisme culturel qu'il professe a plus de valeur que
l'ethnocentrisme, ou s'il n'en a ni plus ni moins, et, dans l'hypothèse où il
opterait pour la première branche de l'alternative, ce qu'il sera amené à faire
s'il ne veut pas qu'on tienne pour de vaines paroles sa critique de
l'ethnocentrisme, si une civilisation qui se rapporte aux autres et à elle-même
avec le regard relativiste de l'ethnologue a plus ou moins de valeur qu'une
civilisation qui demeure repliée sur la certitude de la valeur de ses propres
valeurs. Comme le dit fort bien Tzvetan Todorov : "la civilisation consiste à
reconnaître la pleine humanité et la pluralité culturelle des autres. C'est
l'ouverture, en somme" (29). Cependant toutes les
civilisations ne manifestent pas la même aptitude à reconnaître cette humanité
et cette pluralité culturelle, ce qui signifie qu'elles ne sont pas également
civilisées. C'est du reste ce qui ressort d'une lecture attentive du passage de
Race ethistoire si souvent cité : "En refusant l'humanité à ceux
qui apparaissent comme les plus "sauvages" ou "barbares" de ses représentants,
on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est
d'abord l'homme qui croit à la barbarie" (30). De
toute évidence Lévi-Strauss s'adresse à ceux qui au sein de la civilisation
occidentale sont portés à adopter une attitude qui est, elle, commune à tous
dans d'autres civilisations.
Que la capacité de se décentrer, de rompre avec soi-même, de
s'ouvrir à l'altérité ne soit pas chose également partagée entre toutes les
civilisations, c'est ce qui a été mis en évidence par des philosophes aussi
différents par les traditions auxquelles ils se rattachent que Cornelius
Castoriadis et Rémi Brague. Castoriadis montre que l'immense majorité des
sociétés qui se sont succédé dans l'histoire de l'humanité sont hétéronomes :
l'ordre institué s'y donne comme transcendant et sa transcendance est à ce point
intériorisée par les individus qu'il ne peut être remis en question. Ainsi la
Loi hébraïque se donne-t-elle comme divine et ne peut apparaître à ceux qui lui
sont soumis comme simple loi de la tribu : "Il faut constater que la mise en
question de l'institution par la réflexion ne se fait qu'exceptionnellement dans
l'histoire de l'humanité, et dans la seule lignée européenne ou
gréco-occidentale. Il n'y a là aucun ethnocentrisme – et, encore moins, aucun
privilège, politique ou autre, qui nous serait ainsi conféré. Il y a seulement
la constatation que la mise en question de l'institution implique une énorme
rupture historique – et que, autant que l'on sache, cette rupture ne s'est
pas produite chez les Nambikwara ou les Bamiléké. Cette rupture, nous ne la
rencontrons que deux fois dans l'histoire del'humanité : en Grèce
ancienne une première fois, en Europeoccidentaleà partir de la
fin du haut Moyen Âge ensuite. (...) Et ce qui change, avec la Grèce ancienne
d'une part, avec l'Europe postmédiévale d'autre part, c'est que l'institution de
la société rend possible la création d'individus qui n'y voient plus quelque
chose d'intouchable, mais qui parviennent à la mettre en question, soit en
paroles, soit en actes, soit par les deux à la fois. Nous parvenons ainsi à la
première ébauche historique de ce que j'appelle le projet d'autonomie sociale et
d'autonomie individuelle" (31). On le voit,
l'autonomie est dans la civilisation européenne corrélative du relativisme :
pour qu'il soit légitime de se donner à soi-même sa propre loi il faut avoir
admis que la loi est œuvre humaine et rien qu'humaine, qu'elle ne requiert aucun
fondement transcendant, qu'il n'y a pas de Norme de la norme.
S'agissant maintenant de l'ouverture à l'altérité, toutes les
civilisations ne peuvent non plus être mises exactement sur le même plan car il
y a différentes manières de s'ouvrir à l'altérité. Ainsi n'est-ce pas de la même
manière que la civilisation islamique et la civilisation européenne se sont
rapportées au savoir grec : "L'Islam, à la différence de l'Europe, n'a guère
songé à utiliser son savoir de l'étranger comme instrument lui permettant, par
comparaison et distanciation par rapport à soi, de mieux se comprendre soi-même
en prenant conscience de ce que ses pratiques culturelles ont de non évident" (32),
écrit Rémi Brague dans le beau livre qu'il a publié il y a une vingtaine
d'années sous le titre Europe, la voie romaine. Pourquoi la voie romaine
? Parce que les Romains ont adopté, intégré, diffusé la culture du peuple qu'ils
avaient pourtant vaincu, le peuple grec. Conscients de leur infériorité ou de
leur manque, ils se sont sentis barbares devant les Grecs autant que Grecs
devant les barbares (33). Il en va de même pour la
seconde matrice de la civilisation européenne, le Moyen-Orient biblique. En
rejetant le marcionisme (34) comme hérétique, le
christianisme a reconnu que le judaïsme l'avait précédé : sur les vitraux de la
cathédrale de Chartres, on peut voir les quatre évangélistes juchés sur les
épaules des prophètes de l'Ancien Testament. Le propre de l'identité européenne,
c'est sa "secondarité" et son "excentricité" : la civilisation européenne a
toujours cherché et trouvé sa substance en dehors d'elle-même. Alors que la
curiosité à l'égard de ce qui est autre "n'est guère plus qu'une exception dans
le monde grec (Hérodote) ou dans l'Islam médiéval (Al-Biruni)" (35),
elle est la caractéristique constante de l'Europe. En outre son rapport à
l'autre se caractérise par un mode d'appropriation culturelle qui préserve et
renforce même l'altérité de ce qui est approprié et que Rémi Brague appelle le
modèle de l'inclusion par opposition à celui de la digestion. Dans le processus
de la digestion, l'altérité absorbée est assimilée, c'est-à-dire détruite et
reconstruite selon les exigences propres de celui qui l'absorbe. Elle devient
semblable à lui : "un loup consiste au fond en moutons digérés et devenus du
loup" (36). L'autre est devenu le même,
intériorisé au point d'avoir perdu toute autonomie. Ce modèle est celui de
l'Islam et trouve un fondement religieux dans le passage de la quatrième sourate
du Coran qui accuse les juifs d'avoir falsifié les Écritures : "Certains
Juifs altèrent le sens des paroles révélées (...) Ils tordent leurs langues et
ils attaquent la Religion" (37). Dès lors le
judaïsme et le christianisme n'ont aucune raison de survivre à l'islam, ni
d'être étudiés, puisque c'est en celui-ci qu'ils trouvent enfin leur vérité.
Cela implique un tout autre rapport aux textes et aux langues. Pour l'islam,
l'arabe est la langue de Dieu lui-même, la langue définitive, de sorte que toute
œuvre traduite en arabe se trouve par-là même magnifiée et ennoblie. La copie
est ici supérieure à l'original de sorte que celui-ci peut être oublié (38).
Et de fait dans le monde islamique on ne s'est soucié ni d'apprendre le grec (39),
ni de conserver les versions originales des textes traduits par les arabes,
comme le fait remarquer Ibn Khaldûn lui-même dans un texte décisif : "<Les
musulmans> désireux d'apprendre les sciences des autres nations, ils se les
approprièrent par la traduction, les adaptèrent à leurs propres vues et les
firent passer dans leur propre langue à partir des langues étrangères. Ils y
surpassèrent <les auteurs étrangers> dont les manuscrits écrits dans leurs
langues, furent oubliés et complètement abandonnés. Désormais toutes les
sciences étaient en arabe (...) Ceux qui les étudiaient n'avaient besoin que de
connaître l'écriture et la langue arabe. Car les autres langues avaient disparu
et n'intéressaient plus personne" (40). Tout à
l'inverse la civilisation européenne se présente comme une culture de
l'inclusion tant du point de vue de sa secondarité à l'égard d'Athènes qu'à
l'égard de Jérusalem. À l'égard de l'Ancien Testament le christianisme est resté
fidèle, contre Marcion, à la parole du Christ : "Ne croyez pas que je sois venu
pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour
accomplir" (41). S'il peut contester
l'interprétation juive de l'Ancien Testament, il ne conteste pas son
authenticité ; parce qu'il a conscience de sa secondarité à son égard, il ne le
perçoit pas comme un passé révolu, mais comme "un fondement permanent" (42)
et il s'emploie à montrer comment l'Ancienne Alliance tendait vers la Nouvelle,
c'est-à-dire vers l'incarnation ; enfin la formule justinienne selon laquelle
l'Église est le verus Israël ne signifie pas que le peuple juif ne l'est
plus, mais, c'est du moins ce que suggère Rémi Brague, "qu'elle est un
vrai Israël, vraiment Israël (...) parce qu'elle se comprend elle-même comme le
corps ressuscité d'un juif" (43). À l'égard de
l'héritage grec, la civilisation européenne a constamment renouvelé le geste
romain qui a consisté, à partir de son complexe d'infériorité, à valoriser la
culture et la langue étrangères qu'elle s'appropriait : "pendant des siècles,
les élites européennes ont été sélectionnées sur leur capacité à assimiler les
langues anciennes" (44). En même temps elle a
maintenu les oeuvres de cette culture dans un rapport de distance et
d'extériorité qui a permis d'explorer indéfiniment leurs richesses et qui a
ouvert la voie à la série des "renaissances" dont l'histoire intellectuelle de
l'Europe est constituée.
Une valeur sans mesure ?
Si l'on admet qu'il y a du sens à comparer les civilisations du point de vue de
leur valeur, il reste à savoir s'il y en a un à effectuer cette comparaison en
termes d'égalité et d'inégalité car on se heurte alors à la difficulté qu'on
rencontre chaque fois qu'on transporte ce concept hors du champ des
mathématiques d'où il est issu et où il s'applique à des quantités. L'égalité
est la qualité de ce qui est substituable : deux quantités sont égales lorsque
dans une équation elles peuvent être substituées l'une à l'autre. Des opérations
comme l'addition ou la soustraction permettent de déterminer l'égalité ou
l'inégalité. De telles opérations ont-elles un sens lorsqu'il s'agit de comparer
les civilisations ?
On se trouve à vrai dire devant une double difficulté, l'une qui
tient aux différents caractères dont l'ensemble constitue ce qu'on appelle une
civilisation, l'autre qui a égard aux rapports que ces caractères entretiennent
les uns avec les autres. Une civilisation est en effet un ensemble complexe et
hétérogène de phénomènes : des savoirs, des savoir-faire, des beaux-arts, des
institutions politiques, un système juridique, un système économique, une ou des
religions, des croyances morales, des coutumes, des règles de courtoisie, des
manières de table etc. S'agissant des sciences et des techniques, on admettra
sans peine que l'astronomie d'Eddington est supérieure à celle de Ptolémée et
que, pour allumer un feu de camp, des allumettes ou un briquet valent mieux que
des silex. Cependant, s'agissant des règles de politesse ou des manières de
table, les choses sont un peu plus compliquées. Ainsi à l'époque médiévale on
avait coutume de manger avec les doigts. C'est du XVIème au XVIIIème siècle que
s'impose, à la cour d'abord, puis dans la noblesse provinciale, puis dans la
bourgeoisie, l'habitude d'utiliser la fourchette. On peut donc se demander avec
Norbert Elias "pourquoi il est "plus civilisé" de manger avec une fourchette" (45).
Or l'usage de la fourchette s'est imposé en étant motivé non par des
considérations hygiéniques, donc objectivement rationnelles, mais, à l'instar
des règles du beau langage, par des considérations sociales : "ne fais pas ceci
ou cela, parce que ce n'est pas "courtois", parce qu'un homme "bien né" ne fait
pas une telle chose" (46). Échappera-t-on
davantage à l'arbitraire si l'on prétend hiérarchiser les civilisations du point
de vue de leurs productions artistiques ? Todorov admet la légitimité de
jugements esthétiques transculturels : "Il n'y a rien d'excessif à affirmer que
la musique instrumentale allemande du XIXème siècle est supérieure à la musique
bulgare de la même période (...) il n'est pas arbitraire de dire que la peinture
européenne a connu, entre le XVème et le XXème siècle, une période
d'épanouissement exceptionnel qui dépasse tout ce qui avait existé auparavant
comme tout ce qui a été produit depuis" (47). Mais
si l'on peut affirmer la supériorité de la peinture flamande du XIVème siècle
sur la peinture grecque du IIIème siècle, peut-on pour autant affirmer celle de
l'art médiéval sur l'art grec, ou inversement ? Et à supposer même qu'on puisse
instituer de telles hiérarchies entre les différentes composantes d'une
civilisation – sciences, techniques, arts, droit, religion, coutumes etc. –
pourrait-on additionner celles-ci pour comparer les résultats ? Une civilisation
"est une somme, si l'on veut, mais intotalisable", écrit André Comte-Sponville (48).
Le Parthénon va avec l'esclavage et la civilisation occidentale avec la
pollution atmosphérique. Faut-il reconnaître plus de valeur à une civilisation
inégalitaire où Platon et Aristote, comme dans une célèbre fresque de Raphaël,
se disputent la primauté ou à celle qui fait des droits de l'homme une politique
tandis qu'Alain Badiou et Bernard-Henri Lévy se disputent le titre de philosophe
français le plus lu à l'étranger ? Peut-on coefficienter et additionner la
splendeur du Parthénon, la philosophie de Platon, la condamnation de Socrate, la
démocratie, le sort des ilotes, la mythologie et en comparer la somme à celle de
la thérapie génique, du réchauffement climatique, de l'emmaillotage du Pont-neuf
par Christo et de la Recherche du temps perdu ?
L'objection peut paraître forte, mais elle repose sur un présupposé
utilitariste contestable et sur une représentation erronée des rapports de
l'entendement et de la volonté, comme si nos choix reposaient jamais sur une
semblable arithmétique, comme s'il fallait ici appliquer aux bienfaits et
méfaits des civilisations un calcul benthamien des plaisirs et des peines pour
décider de la civilisation dans laquelle nous jugeons préférable de vivre. Une
expérience de pensée y suffit, même si nul n'est contraint de conclure avec
Benjamin Constant que "nous aimons mieux avoir moins de poètes, et n'avoir plus
d'esclaves" (49). Les jugements que nous pouvons
porter sur la valeur comparée des civilisations ne sont assurément pas des
jugements scientifiques, ni plus ni moins que les autres jugements de valeur.
L'universalité des jugements moraux et des jugements esthétiques n'est pas non
plus empiriquement constatable, mais cela ne nous a jamais dissuadés d'en
formuler.
La civilisation : soi-même par les
autres
Il y a donc du sens à parler des civilisations, à poser la question de leur
valeur, et à répondre qu'elles ne sont pas équivalentes. Ce que le savant en
tant que tel doit s'interdire en vertu d'un sain précepte méthodologique, le
sujet humain ne peut y renoncer parce que, comme le montre Pierre Manent, il y
va du sens qu'il veut donner au monde dans lequel il vit : " L'égalité postulée
des coutumes ou "cultures" écrase et pour ainsi dire annule les articulations
autrement les plus déterminantes du monde humain. La question de ce qui est plus
ou moins rationnel – la question "éclairante" par excellence – devient oiseuse.
Or, si l'on ne peut pas poser la question de ce qui est rationnel, et donc de ce
qui est plus ou moins rationnel, il n'y a aucun moyen de s'orienter
rationnellement dans le monde humain" (50).
Cependant la reconnaissance de l'inégalité des coutumes, des cultures et des
civilisations ne conduit pas plus à l'ethnocentrisme qu'elle ne repose sur lui.
Si une civilisation est d'autant plus grande qu'elle ne croit pas à la barbarie,
c'est-à-dire qu'elle reconnaît pleinement la pleine humanité de l'autre, ce
qu'ont fait par exemple celles qui ont aboli l'esclavage, et l'esclavage n'a
hélas pas disparu partout, elle cesserait d'être grande si elle cessait de
s'ouvrir à l'autre et de poursuivre la reconnaissance de sa pleine humanité. Si
la grandeur de la civilisation européenne est, comme le montre Rémi Brague,
fondée sur son "complexe d'infériorité", il serait suicidaire pour elle de le
convertir en complexe de supériorité : "Le danger pour les habitants de l'espace
qui se nomme "européen" (les prétendus "Européens") est de considérer leur
européanité comme possédée et non plus à conquérir, comme une rente de situation
et non plus comme une aventure, comme un particularisme et non plus comme une
vocation universelle" (51). Si sa grandeur procède
de son "excentricité", c'est-à-dire de sa capacité à lutter contre sa propre
barbarie en s'ouvrant à l'autre pour accueillir ses richesses tout en les
maintenant dans une altérité qui permet d'en faire un trésor inépuisable, elle
ne se grandirait pas en se repliant sur soi et en déprisant tout ce qui lui est
extérieur.
André Perrin
(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
(1) Le
principe de charité est à l'origine un précepte anthropologique, formulé par
Quine, qui s'oppose à la notion de "mentalité prélogique" et qui consiste à
postuler la rationalité du discours et du comportement d'autrui.
(2) Karim Amellal, Le différentialisme de M.
Guéant,Le Monde 23-02-2012.
(3) Tzvetan Todorov, La peur des barbares, Paris,
Robert Laffont, 2008, p.46.
(4) Le Figaro 6-02-2012.
(5) Lévi-Strauss, Race et histoire, Gonthier
Médiations, 1961, p.22.
(6) Ibid. p.21.
(7) Le Point 7-02-2012.
(8) Ouest-France 6-02-2012. Propos recueillis
par Sandra Lacut pour l'AFP.
(9) Norbert Elias, La civilisation des moeurs,
Paris, Calmann-Lévy, Pluriel, 1973, p.12.
(10) Ibid. p.14.
(11) Ibid.
(12) Ibid. p.12.
(13) Kant, Idée d'une histoire universelle d'un
point de vuecosmopolitique, 7ème proposition, Trad. J-M. Muglioni.
(14) L'année sociologique 1899-1900 p.141.
Cité par Jean-François Bert, Marcel Mauss et la notion de civilisation in
Cahiers de recherche sociologique n°47 2009 p.126.
(15) Marcel Mauss, Les civilisations. Éléments
et formes, Classiques des sciences sociales, Université de Québec, 1929,
p.21.
(16) Note sur la notion de civilisation,
L'année sociologique 1909-1912 p.46-50.
(17) La civilisation. Éléments et formes
art. cit. p.7.
(18) Wittgenstein, Investigations
philosophiques, § 71, Paris, Gallimard, Tel, 1961, p.150.
(19) Marcel Mauss, Les civilisations. Éléments
et formes art. cit. p.19.
(20) Lévi-Strauss, Race et histoire,
op.cit. p.51.
(21) Commentaire N°15 automne 1981 p.372.
(22) Tzvetan Todorov, Le Point 7-02-2012.
(23) Ibid.
(24) Ibid.
(25) Léo Strauss, Droit naturel et histoire,
Paris, Flammarion, Champs, 1986, p.15.
(26) Henri Poincaré, Dernières pensées, ch.
8 La morale et la science, Paris, Flammarion, 1963, p.225.
(27) Le livre de Rosa Maria Menocal, The arabic
role in medievallitterary history : a forgotten heritage,
Philadelphie University of Pennsylvania Press, 1987, a contribué à accréditer
une vision idyllique de l'Espagne musulmane. Les travaux récents de Sérafin
Fanjul, professeur à l'Université Autonome de Madrid et membre de l'Académie
royale d'histoire (Al-Andalus contraEspana. La forja del mito,
Madrid, Siglo XXI, 2000, et La quimera de Al-Andalus, Madrid, Siglo XXI,
2004) ont procédé à une vigoureuse déconstruction de cette mythologie.
(28) Pierre-Henri Tavoillot Oui, il est permis
d'évaluer les cultures !LeMonde 23-02-2012.
(29) Tzvetan Todorov, Le Point 7-02-2012.
(30) Lévi-Strauss, Race et histoire,
op.cit., p.22.
(31) Cornelius Castoriadis, Figures du pensable
Les carrefours dulabyrinthe, VI p.117-118.
(32) Rémi Brague, Europe, la voie romaine,
Paris, Gallimard, Folio Essais, 1992, p.145. Voir aussi du même auteur
Au moyen du Moyen Âge, Paris, Flammarion, Champs Essais, 2006, p.285.
(33) Ibid. p.56.
(34) Marcion est un hérésiarque de la seconde
moitié du IIème siècle qui, opposant le Dieu d'amour du Nouveau Testament au
Dieu vindicatif de l'Ancien, niait la continuité des deux et préconisait la
rupture avec toute la tradition hébraïque.
(35) Rémi Brague, La "voie romaine".
Vingtième siècle Revue d'Histoire 3/2001 n°71 p.63-66.
(36) Rémi Brague, Au moyen du Moyen-Âge,
op.cit. p.266.
(37) Coran IV, 46 Trad. Masson.
(38) Rémi Brague, Europe, la voie romaine,op.cit. p.126.
(39) Al-Biruni avait appris non pas le grec, mais
le sanskrit. Al-Farabi, à qui il arrive de citer des mots grecs, avait peut-être
appris cette langue, mais il ne semble pas en avoir eu une connaissance très
approfondie. Cf. Brague, Au moyen du Moyen Âge, op. cit., p.306-307.
(40) Ibn Khaldûn Muqaddima VI,4 cité par
Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge,op. cit. p.280-281.
(41) Matthieu V, 17. Marcion avait éliminé
ce verset de sa version du Nouveau Testament.
(42) Rémi Brague, Europe, la voie romaine,op.cit. p.143.
(43) Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge,
op.cit. p.25.
(44) Rémi Brague, Europe, la voie romaine,op.cit. p.158.
(45) Norbert Elias, op.cit., p.206.
(46) Ibid. p.187.
(47) Tzvetan Todorov, op.cit., p.61.
(48) André Comte-Sponville, Noter l'autre est
absurde, Le Monde 23-02-2012.
(49) Benjamin Constant, De la religion,
Actes Sud, 1999, p.498 cité par Tzvetan Todorov, op.cit. p.65.
(50) Pierre Manent, Montaigne La vie sans loi,
Paris, Flammarion 2014 p.243.
(51) Rémi Brague, Europe, la voie romaine,op.cit., p.190.