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Toutes les civilisations se valent-elles ?


(cet article a été publié pour la première fois sur mezetulle, le blog- revue de Catherine Kintzler, www.mezetulle.net le 8 avril 2014)

 

 

   Le 4 février 2012 un ministre soulevait une de ces tempêtes qu'on a accoutumé de nommer "médiatiques" en déclarant devant une assemblée d'étudiants que "toutes les civilisations ne se valent pas". C'est le bien-fondé de cette affirmation qu'il s'agira d'examiner ici et nous nous proposons de le faire en commençant par écarter parmi les objections qu'on a pu lui adresser toutes celles qui sont contraires au "principe de charité" (1), celui-ci exigeant qu'entre plusieurs interprétations on choisisse celle qui est la plus favorable au locuteur, à tout le moins celle qui n'exclut pas a priori que ce dernier puisse avoir raison.
   On laissera ainsi de côté l'argument selon lequel la déclaration du ministre aurait obéi à des arrière-pensées politiques et cela non seulement parce qu'il est contraire au principe de charité, mais aussi parce qu'il est très difficile de démontrer qu'un homme politique n'a pas d'arrière-pensées politiques. Si l'on admettait la validité de cet argument il faudrait en toute équité l'opposer aussi aux contradicteurs du ministre, par exemple à ce député du camp adverse qui lui avait répliqué que son propos conduisait tout droit aux camps nazis : comment prouver qu'un député n'a pas d'arrière-pensées électorales ?
   On écartera de même la thèse qui consiste à soutenir qu'en disant ce qu'il a dit le locuteur a voulu dire, et donc a réellement dit, autre chose que ce qu'il a dit. Ainsi dans une tribune publiée par le journal Le Monde (2), un maître de conférences à Sciences Po explique-t-il que, de même que dans le discours du GRECE européen voulait dire blanc, dans la bouche du ministre civilisation voulait dire culture qui voulait dire race. Selon cette logique, Victor Hugo ou Léon Blum pouvaient encore, en 1879 ou en 1925, affirmer la supériorité de la race blanche sur la race noire, mais le ministre, pour exprimer la même idée que ces figures tutélaires du socialisme, se serait vu contraint par les exigences nouvelles du politiquement correct de substituer le mot civilisation au mot race.
   Entrer dans cette logique reviendrait à interdire toute discussion sur quelque question que ce soit car il sera toujours possible de soutenir qu'une question en cache une autre. Cependant celle qui nous occupe s'est posée bien avant d'avoir été soulevée par un homme politique en 2012. L'idée de civilisation figurait au programme de philosophie des classes terminales de 1960, programme qui fut en vigueur jusqu'en 1973, et les manuels de l'époque, par exemple le célèbre Huisman et Vergez ou le Meynard, abordent la question de l'égalité des civilisations en y apportant ou en suggérant des réponses d'ailleurs assez différentes. Quant à André Comte-Sponville, qui de notoriété publique n'est pas du même bord politique que le ministre concerné, c'est dans une conférence donnée à Cannes le 20 décembre 2003 qu'il affirmait : "Toutes les civilisations ne se valent pas". Telles sont les raisons qui nous conduisent à accepter d'examiner cette question dans les termes où elle a été posée.
   De trois choses l'une : ou bien la proposition "Toutes les civilisations ne se valent pas" est vraie, ou bien elle est fausse, ou bien elle n'est ni vraie, ni fausse. Cette tripartition permet de répertorier et de distinguer les critiques qu'on peut adresser à celui qui la soutient : on peut lui reprocher d'avoir dit quelque chose de vrai, ou d'avoir dit quelque chose de faux, ou enfin d'avoir dit quelque chose qui n'a pas de sens. Le statut de la réflexion que nous avons entreprise nous autorise à écarter tout de suite la première critique. On peut sans doute concevoir qu'on puisse reprocher à un homme politique, que sa fonction dispose à adopter une éthique de la responsabilité, d'énoncer des vérités dont la proclamation publique l'empêcherait d'accomplir sa tâche ou aurait des conséquences néfastes pour la communauté dont il a la charge ; mais précisément nous avons pris soin de détacher la proposition énoncée du sujet qui l'énonce et de l'envisager non comme proposition de X ou de Y, mais en elle-même, c'est-à-dire objectivement ou philosophiquement. Or on ne saurait reprocher au philosophe, qui n'a d'autre tâche que d'aller "à la vérité de toute son âme", d'énoncer une proposition vraie.

Une proposition fausse ?

   La proposition "Toutes les civilisations ne se valent pas" est-elle fausse ? Les propositions "Toutes les civilisations se valent" et "Toutes les civilisations ne se valent pas" étant des contradictoires elles ne peuvent, dès lors qu'elles sont envisagées en même temps et sous le même rapport, ni être vraies ensemble, ni être fausses toutes les deux de telle sorte que, conformément au principe du tiers-exclu, la vérité de l'une implique la fausseté de l'autre et réciproquement. Il en résulte qu'on ne peut nier que toutes les civilisations ne se valent pas qu'en affirmant que toutes les civilisations se valent. À celui qui procède à cette négation on est donc en droit de demander comment il démontre que toutes les civilisations se valent.
   Il est remarquable que pas un seul des auteurs des multiples tribunes qui ont été publiées dans les journaux pour récuser la proposition selon laquelle toutes les civilisations ne se valent pas ne se soit aventuré à fournir ne serait-ce que l'ébauche d'une telle démonstration. Si elle existait se serait-on fait faute de la produire ? Et il n'est pas moins remarquable qu'il suffise de se plonger dans les écrits de ceux qui récusent cette proposition pour s'apercevoir que souvent ils la présupposent et que parfois ils la formulent explicitement. Ainsi Le Nouvel Observateur avait publié en février 2012 de multiples articles (ayant pour auteur, pêle-mêle : Stéphane Maugendre, Serge Raffy, Vincent Verschoore, Hela Khamara, Rhodo, Laurent Binet, Hélène Assekour, Eric Fassin, Jean-François Probst, Fadila Mehal) destinés à pourfendre l'idée selon laquelle toutes les civilisations ne se valent pas. Or trois mois plus tard ce même hebdomadaire publiait un numéro hors-série intitulé Les grandes civilisations. Les grandes civilisations ? Diable ! Il y en aurait donc de petites ? Et le petit n'est-il pas au grand ce que l'inférieur est au supérieur ? De même au mois de mars 2011 les éditions Odile Jacob publiaient un ouvrage rédigé par 50 chercheurs et citoyens "engagés", préfacé par Martine Aubry et intitulé : Pour changer de civilisation. À quoi cela rime-t-il de vouloir changer de civilisation si toutes les civilisations se valent ? Enfin on pouvait trouver à la date du 5 février 2012 sur le site Union pour le communisme un article qui commençait en affirmant : "C'est au nom de cette conception de l'humanité comme divisée en civilisations inégales que les puissances esclavagistes, coloniales puis capitalistes d'Occident ont imposé au monde entier, au fil des siècles, un système raciste basé sur la prétendue suprématie blanche, sur le pillage des ressources et l'exploitation des hommes et des femmes" et qui concluait : "Tant que se maintiendra la civilisation capitaliste elle continuera à pousser dans la crise la société humaine ...", appelant alors de ses vœux une révolution censée substituer à la civilisation capitaliste une civilisation qui lui fût supérieure.

Une proposition dénuée de sens ?

   Précisément parce qu'on ne pourrait réfuter la proposition selon laquelle toutes les civilisations ne se valent pas qu'en démontrant que toutes elles se valent et parce que cette tâche est apparue exagérément difficile, on a généralement préféré lui opposer qu'elle était dépourvue de sens. Reste à savoir comment elle l'est car c'est en plusieurs sens qu'une proposition peut être réputée dépourvue de sens. S'agissant de la proposition selon laquelle les civilisations ne sont pas d'égale valeur on peut soutenir qu'elle est dépourvue de sens soit parce que le mot de civilisation n'a pas de sens, soit parce qu'il n'y a pas de sens à lui appliquer la notion de valeur, soit enfin parce qu'est insensée l'entreprise de déterminer l'égalité ou l'inégalité de ces valeurs.

Un concept sans objet ?

   La première raison qui a été donnée, et peut-être la plus radicale, consiste à dire qu'il n'y a pas de civilisations et qu'en conséquence le mot même de civilisations, après celui de races, doit être banni. Cette proscription est clairement formulée par Tzvetan Todorov : "Pour lever toute ambiguïté, je choisis donc d'employer ici "civilisation" uniquement au singulier" (3). Le mot civilisation ne doit pas avoir de pluriel. De même qu'il n'y a pas de races, mais une seule race, la "race humaine", de même il n'y a pas de civilisations, mais une seule civilisation, celle de l'humanité. Pourquoi ? C'est que le mot civilisations, au pluriel, est en quelque sorte "contaminé" par le mot civilisation, au singulier. Car la civilisation n'est pas un concept purement descriptif qui se rapporterait à un simple état de fait, mais une valeur : "contrairement à la culture, la civilisation ne peut être pensée seule car elle comporte toujours implicitement un jugement de valeur en opposition à un autre, plus barbare", dit Maurice Godelier (4). Or tous les hommes étant égaux et l'homme n'existant humainement qu'en tant qu'il est civilisé, il ne saurait y avoir de "barbares", ou alors il faut admettre avec Lévi-Strauss que "le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie" (5), ce qui est une autre manière de proclamer cette même égalité puisque en excluant de l'humanité ceux que nous désignons comme barbares, nous reproduisons leur attitude à eux pour qui "l'humanité cesse aux frontières de la tribu" (6).
   Ce n'est donc pas l'équivalence des civilisations qu'il eût fallu nier, mais celle des "cultures" ou encore des "régimes politiques". La question est alors de savoir si les formules "toutes les cultures ne se valent pas" ou "tous les régimes politiques ne se valent pas" peuvent et doivent être substituées à "toutes les civilisations ne se valent pas".

Civilisation et régime politique

   La défense de l'humanité en tout homme, celle de l'égalité de l'homme et de la femme sont-elles affaire de régime politique, la ligne de partage étant, grosso modo, celle qui sépare les démocraties des dictatures ou des tyrannies ? Dans le monde grec l'esclavage a existé aussi bien dans la démocratie athénienne que dans l'aristocratie militaire spartiate tant admirée par Barrès. Dans le monde romain, il a existé aussi bien sous la royauté que sous la république et l'empire. Aux États-Unis la constitution adoptée en 1787 à Philadelphie qui entre en vigueur le 4 mars 1789 ne le remet pas en question : son abolition devra attendre le treizième amendement voté le 31 janvier 1865. Considérons maintenant parmi les multiples formes de l'oppression dont les femmes sont victimes la coutume particulièrement choquante des mariages précoces. Des millions de très jeunes filles sont mariées chaque année, parfois à peine pubères, dans de nombreux pays d'Afrique subsaharienne et d'Asie du sud : le Niger, le Bangladesh, la Guinée, le Mali, le Soudan etc. La plupart d'entre eux sont, sinon des républiques islamiques, des pays à forte tradition musulmane. Dira-t-on que la faute en incombe au régime politique ? Même si l'on peut montrer, au risque d'accréditer la thèse d'une incompatibilité entre l'islam et la démocratie, que les régimes politiques de ces États sont fort peu démocratiques, il n'en demeure pas moins qu'on n'a marié massivement des fillettes de 12 ou 13 ans ni dans l'Italie fasciste, ni dans la Russie soviétique, ni dans l'Allemagne nazie, ni dans l'Espagne franquiste, ni dans le Portugal salazariste, ni dans la Grèce des colonels, ni dans le Chili de Pinochet. Il y a donc quelque raison d'y voir plutôt un phénomène civilisationnel ou culturel qu'un phénomène politique.

Civilisation et culture

   Civilisationnel ou culturel ? Aurait-il fallu dire que "Toutes les cultures ne se valent pas" ? On peut douter que cette dernière formulation eût évité à son auteur la volée de bois vert que lui a valu la première, mais la seule chose qui nous importe ici est de savoir si elle est objectivement préférable. Tzvetan Todorov justifie ce choix de la manière suivante : "Utilisé au singulier, "civilisation" s'oppose à "barbarie" et implique une exigence morale, un certain mouvement, tout un ensemble de qualités. Mais attention, des qualités qui ne sont pas simplement valables pour un groupe en particulier, mais pour l'humanité tout entière (...) Lorsque la notion est utilisée au pluriel, elle pourrait parfaitement être remplacée par l'idée de "culture" (7)". Mais s'il n'y a pas de civilisations au pluriel pour la raison que nous sommes tous civilisés, pourquoi pourrait-il y avoir des cultures alors que nous sommes tous "acculturés" ? Par ailleurs la distinction culture-civilisation est loin de faire l'objet d'un consensus. Comme le fait remarquer Alfred Grosser, c'est en Allemagne qu'on débat depuis deux siècles de la différence entre culture et civilisation, mais en France il n'y a pas une grande différence (8). Norbert Elias, qui consacre le premier chapitre de La civilisation des mœurs à l'antithèse culture-civilisation en Allemagne, montre que l'Allemand utilise le mot culture "quand il veut exprimer la fierté de ses propres réalisations et de sa propre nature" (9), que cette notion "souligne les différences nationales, les particularités des groupes" (10) et qu'elle se rapporte "aux œuvres d'art, aux livres, aux systèmes religieux ou philosophiques révélateurs des particularités d'un peuple" (11). Au contraire "dans l'usage allemand le terme de "civilisation" désigne quelque chose de fort utile, certes, mais néanmoins d'importance secondaire : ce qui constitue le côté extérieur de l'homme, la surface de l'existence humaine" (12). C'est ainsi que déjà dans l'Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique Kant écrivait : "Nous sommes cultivés au plus haut degré par l'art et par la science. Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute sorte" (13). Cette opposition recoupe dans une certaine mesure celle que fait Burckhardt dans ses Considérations sur l'histoire universelle entre les productions spontanées de l'esprit et les normes sociales coercitives fixées par l'État et la religion et l'on peut, en dépit de son antihégélianisme, y retrouver la distinction hégélienne de l'esprit subjectif et de l'esprit objectif. Selon ces distinctions et ces oppositions, celui qui juge que le respect de l'humanité en tout homme et de l'égalité de l'homme et de la femme ne sont pas la chose du monde la plus équitablement partagée serait davantage fondé à attribuer ces inégalités aux civilisations qu'aux cultures.
   Marcel Mauss était parfaitement conscient de l'usage idéologique qui pouvait être fait du concept de civilisation. En 1900, dans sa recension du livre de Joseph Deniker Les races et les peuples de la terre, il écrit que parler de peuples incultes et sans civilisation, "c'est parler de choses qui n'existent pas" (14) ; et en 1929 il observe que les nationalistes tendent à identifier leur nation ou leur culture à la Civilisation "car ils ignorent généralement la civilisation des autres" (15). Il n'en juge pas moins nécessaire, dans un article qu'il signe avec Durkheim (16), d'avoir recours au concept de civilisation qui se distingue de celui de culture par son extension à la fois dans l'espace et dans le temps. Évoquant vingt ans plus tard les phénomènes qui sont "communs à un nombre plus ou moins grand de sociétés et à un passé plus ou moins long de ces sociétés" il conclut : "On peut leur réserver le nom de "phénomènes de civilisation"(17).
   Ce qui donne aujourd'hui raison à Marcel Mauss, c'est que nos contemporains continuent à recourir, explicitement ou implicitement, au concept de civilisation, y compris quand ils prétendent le récuser. Le 30 avril 2008 le journal Libération publiait une tribune signée par 56 chercheurs en histoire et en philosophie intitulée : Oui, l'Occident chrétien est redevable au monde islamique ! Que sont donc l'Occident chrétien et le monde islamique dans cette phrase ? Le christianisme est une religion, mais l'Occident chrétien n'en est pas une. Ce n'est pas non plus un "régime politique" et pas davantage une "société" ni une "culture". Si les signataires ont parlé de "monde" islamique, plutôt que de "culture" islamique, c'est précisément parce que le concept de monde renvoie à l'idée d'une totalité, c'est-à-dire permet de signifier la permanence et la continuité qui justifiaient chez Mauss l'usage du mot civilisation. Le 12 mars 2008 on pouvait lire sur le site oumma.com un article intitulé Pour l'étude de la culture arabe dans lequel M. Marwan Rashed, professeur à l'École Normale Supérieure et futur signataire de la tribune ci-dessus mentionnée, se proposait de réfuter tout à la fois Samuel Huntington et Benoît XVI. Pour ce faire, dans une première partie intitulée : Les "civilisations" existent-elles ?, il reprochait à Huntington d'avoir prétendu distinguer des civilisations après avoir admis que ce n'était pas une tâche facile. Quant à lui, Marwan Rashed, il se proposait de procéder à une "déconstruction de la notion de civilisation". Moyennant quoi notre auteur consacrait toute la suite de son article à mettre en évidence les vertus, les richesses et les apports de ce qu'il n'avait alors aucun scrupule à nommer "la civilisation islamique" ou "la civilisation arabo-islamique". Avec de tels déconstructeurs, on peut se passer de constructeurs.
   Qu'il soit malaisé de définir le concept de civilisation est incontestable mais ne constituerait un argument suffisant pour l'invalider que si l'on faisait subir le même sort à tous les concepts dont les contours sont aussi indéterminés. Pour s'en tenir à un seul exemple, ni les sociologues ni les économistes ne renoncent à faire usage du concept de classe moyenne alors même que, selon la définition qu'on en donne, il englobe un pourcentage de la population qui varie de 40 à 80% : plutôt que Frege aux yeux de qui "on ne saurait du tout nommer district un district vaguement circonscrit" (18), ils suivent le second Wittgenstein... De même Mauss légitime qu'on parle de civilisations française, hellénique, hellénistique, byzantine, chinoise, indienne, bouddhique, islamique et écrit : "Dans un très grand nombre de cas, on a le droit d'étendre un peu son acception sans grande faute scientifique" (19).

Un objet sans valeur ?

Une aporie : valeur et jugement moral

   Étant admis qu'il y a un sens à utiliser le mot civilisation au pluriel, il s'agit maintenant de savoir s'il y en a un à comparer les civilisations entre elles du point de vue de leur valeur. Pour porter sur les civilisations un jugement de valeur qui permette de les départager ou de les hiérarchiser, il faut connaître la Valeur, autrement dit disposer d'une norme. Sans doute de telles normes existent-elles, mais elles sont propres à chaque civilisation et donc aussi nombreuses que les civilisations elles-mêmes. Il faudrait alors disposer de la Valeur des valeurs ou de la Norme des normes, c'est-à-dire juger du point de vue de Dieu, pour classer les civilisations selon la distance qui les sépare de la Norme ou de la Valeur. Or dans le monde humain nul ne peut s'arracher à la civilisation dont il est issu pour se placer du point de vue de Dieu : "puisqu'une culture ne peut s'évader d'elle-même (...) son appréciation reste, par conséquent, prisonnière d'un relativisme sans appel", écrit Lévi-Strauss (20). La seule objectivité à laquelle on puisse prétendre est celle de la science, qui émet des jugements de réalité mais non des jugements de valeur. Si à ses yeux toutes les civilisations se valent, c'est parce que, à proprement parler, aucune ne vaut rien, de même que l'acide nitrique n'est ni "supérieur", ni "inférieur" à l'acide sulfurique, sauf relativement à tel ou tel usage déterminé. Dans une discussion qui eut lieu le 15 octobre 1979 à l'Académie des sciences morales et politiques, Raymond Aron interjetait cependant appel de ce relativisme : "Des jugements universels sur les comportements moraux sont-ils incompatibles avec le relativisme culturel ?" et s'attirait la réponse suivante : "L'ethnologue rencontre à la fois des croyances, des coutumes, des institutions qu'il peut étudier, dont il peut proposer une typologie sans aucune préoccupation d'ordre moral (...) Je n'essaierai donc pas de répondre à cette question. Je dirais que c'est une aporie, que nous devons vivre avec elle, tâcher de la surmonter dans l'expérience du terrain en renonçant, par sagesse, à lui donner une réponse théorique" (21).
   Reste à savoir comment on peut surmonter cette aporie sans lui donner une réponse théorique. Dans une interview accordée à un hebdomadaire, Tzvetan Todorov abonde tout d'abord dans le sens de Lévi-Strauss : "qu'il s'agisse des langues, des coutumes, des comportements ou des codes culturels, tous ces composants ne relèvent pas d'un jugement de valeur" (22) même s'ils s'opposent à ce que nous concevons ordinairement comme la civilisation. Et de donner l'exemple des sacrifices humains chez les Aztèques : "Lorsqu'on s'est aperçu qu'ils s'adonnaient à des sacrifices humains, on les a qualifiés de barbares. Or dans leur culture, cela participe à un rituel complexe et ils ne le considèrent nullement comme une atteinte à la dignité humaine. Bien au contraire" (23). Ainsi les sacrifices humains ne doivent pas faire l'objet d'un jugement de valeur, à moins qu'ils ne méritent d'être évalués à l'aune de la norme interne à la société aztèque selon laquelle ils ne constituent pas une atteinte à la dignité humaine mais, "bien au contraire", une manière de la respecter. Cependant, à la question qui lui est ensuite posée de savoir si toutes les cultures se valent, Todorov répond : "C'est ce que pensent souvent les ethnologues. Mais je ne partage pas vraiment cet avis. En effet chaque culture possède un certain nombre de caractéristiques que l'on peut parfaitement juger par des critères universels. Il peut s'agir de critères moraux, de critères ethnologiques ou tout simplement de progrès objectivement observables à un moment donné" (24). On a un peu de mal à suivre le raisonnement : comment passe-t-on d'une prémisse selon laquelle les coutumes et les comportements observables dans une culture ne doivent pas faire l'objet d'un jugement de valeur à la conclusion qu'on a le droit de les juger conformément à des critères universels, par exemple moraux ? Peut-être Todorov s'est-il remémoré, entre la formulation de sa prémisse et celle de sa conclusion, les remarques de Léo Strauss dans l'introduction de Droit naturel et histoire : "Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu'ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l'homme policé. (...) Et puisque tout le monde est d'accord pour reconnaître que l'idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d'accepter en toute tranquillité une évolution vers l'état cannibale" (25).
   Que l'ethnologue ou l'historien ne puissent ès qualités porter des jugements de valeur sur les cultures ou les civilisations, cela découle de ce que la science, selon la formule de Poincaré, parle à l'indicatif (26). On ne peut cependant donner à un précepte méthodologique une extension et une portée qui, au-delà du champ de l'investigation scientifique, prétendrait interdire à l'esprit humain de formuler des jugements de valeur et qui invaliderait toute proposition de nature optative. Que toutes les civilisations se valent aux yeux du savant qui cherche à les décrire et à les expliquer ne signifie pas qu'elles se valent en soi et pour soi.
   Et de fait des jugements sont régulièrement portés sur la valeur respective des différentes civilisations sans que cela suscite ni réprobation ni indignation. Qui par exemple n'a jamais entendu célébrer l'âge d'or d'Al-Andalus ? Qui n'a appris que sous le pouvoir éclairé et tolérant des califes ommeyyades l'Espagne musulmane a connu une apogée économique et culturelle où les arts étaient florissants, où des savants venus d'Orient transmettaient à une Europe chrétienne obscurantiste et violente un héritage grec que son inculture lui avait fait oublier, tandis que les trois "religions du Livre" y cohabitaient dans une paisible et bienveillante harmonie ? Tout cela s'est dit, tout cela se dit encore sans qu'aucun député ne qualifie ces discours de racistes ni ne leur fasse grief de nous reconduire aux "heures les plus sombres de notre histoire". Nous n'entreprendrons pas ici de démêler la part de vérité et la part de mythologie qu'ils comportent (27). Ce qui importe en revanche c'est d'expliciter les critères qui permettent d'appliquer la notion de valeur aux civilisations et de décider que l'une a plus de valeur que l'autre. Pierre-Henri Tavoillot propose le critère suivant : "Une civilisation est dite grande lorsqu'elle produit des oeuvres qui ne s'adressent pas seulement à elle-même mais concernent, touchent, parlent à l'ensemble de l'humanité" (28), avant de le déclarer "très incertain". Cette réserve ne nous semble pas justifiée. Entre les VIème et IVème siècles avant Jésus-Christ la civilisation grecque a substitué à une pensée mythique une pensée rationnelle, inventé la politique, la démocratie, la philosophie, produit en l'espace de 80 ans les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, ainsi que de multiples chef-d'oeuvres de l'architecture et de la sculpture. À la même époque vivaient en divers endroits de la planète des hommes qui n'étaient assurément pas des barbares ou des bêtes brutes, qui étaient "civilisés" ( les Nok au Nigéria, les Samnites ou les Lapyges en Italie etc.), mais dont les civilisations n'ont pas brillé d'un tel éclat. Aujourd'hui encore c'est à la Grèce que nous nous référons lorsque nous discutons des mérites comparés de la démocratie directe et de la démocratie représentative ; c'est la figure de Socrate que nous invoquons quand nous enseignons la philosophie ; c'est le mythe d'Œdipe que nous reconnaissons comme susceptible d'éclairer le fonctionnement de notre psychisme ; c'est à la figure d'Antigone que nous faisons appel lorsque nous voulons légitimer la désobéissance "civile". A 25 siècles de distance, tout cela continue à irriguer nos vies et nos pensées bien plus que les statuettes en terre cuite et les hauts-fourneaux des Nok, tout admirables qu'ils soient.

Relativisme ou capacité à se décentrer ?

   Il y a toutefois un critère qui serait autrement décisif, c'est celui qui aurait l'agrément du relativiste culturel lui-même. Pour l'obtenir il faut demander à ce dernier si le relativisme culturel qu'il professe a plus de valeur que l'ethnocentrisme, ou s'il n'en a ni plus ni moins, et, dans l'hypothèse où il opterait pour la première branche de l'alternative, ce qu'il sera amené à faire s'il ne veut pas qu'on tienne pour de vaines paroles sa critique de l'ethnocentrisme, si une civilisation qui se rapporte aux autres et à elle-même avec le regard relativiste de l'ethnologue a plus ou moins de valeur qu'une civilisation qui demeure repliée sur la certitude de la valeur de ses propres valeurs. Comme le dit fort bien Tzvetan Todorov : "la civilisation consiste à reconnaître la pleine humanité et la pluralité culturelle des autres. C'est l'ouverture, en somme" (29). Cependant toutes les civilisations ne manifestent pas la même aptitude à reconnaître cette humanité et cette pluralité culturelle, ce qui signifie qu'elles ne sont pas également civilisées. C'est du reste ce qui ressort d'une lecture attentive du passage de Race et histoire si souvent cité : "En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus "sauvages" ou "barbares" de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie" (30). De toute évidence Lévi-Strauss s'adresse à ceux qui au sein de la civilisation occidentale sont portés à adopter une attitude qui est, elle, commune à tous dans d'autres civilisations.
   Que la capacité de se décentrer, de rompre avec soi-même, de s'ouvrir à l'altérité ne soit pas chose également partagée entre toutes les civilisations, c'est ce qui a été mis en évidence par des philosophes aussi différents par les traditions auxquelles ils se rattachent que Cornelius Castoriadis et Rémi Brague. Castoriadis montre que l'immense majorité des sociétés qui se sont succédé dans l'histoire de l'humanité sont hétéronomes : l'ordre institué s'y donne comme transcendant et sa transcendance est à ce point intériorisée par les individus qu'il ne peut être remis en question. Ainsi la Loi hébraïque se donne-t-elle comme divine et ne peut apparaître à ceux qui lui sont soumis comme simple loi de la tribu : "Il faut constater que la mise en question de l'institution par la réflexion ne se fait qu'exceptionnellement dans l'histoire de l'humanité, et dans la seule lignée européenne ou gréco-occidentale. Il n'y a là aucun ethnocentrisme – et, encore moins, aucun privilège, politique ou autre, qui nous serait ainsi conféré. Il y a seulement la constatation que la mise en question de l'institution implique une énorme rupture historique – et que, autant que l'on sache, cette rupture ne s'est pas produite chez les Nambikwara ou les Bamiléké. Cette rupture, nous ne la rencontrons que deux fois dans l'histoire de l'humanité : en Grèce ancienne une première fois, en Europe occidentale à partir de la fin du haut Moyen Âge ensuite. (...) Et ce qui change, avec la Grèce ancienne d'une part, avec l'Europe postmédiévale d'autre part, c'est que l'institution de la société rend possible la création d'individus qui n'y voient plus quelque chose d'intouchable, mais qui parviennent à la mettre en question, soit en paroles, soit en actes, soit par les deux à la fois. Nous parvenons ainsi à la première ébauche historique de ce que j'appelle le projet d'autonomie sociale et d'autonomie individuelle" (31). On le voit, l'autonomie est dans la civilisation européenne corrélative du relativisme : pour qu'il soit légitime de se donner à soi-même sa propre loi il faut avoir admis que la loi est œuvre humaine et rien qu'humaine, qu'elle ne requiert aucun fondement transcendant, qu'il n'y a pas de Norme de la norme.
   S'agissant maintenant de l'ouverture à l'altérité, toutes les civilisations ne peuvent non plus être mises exactement sur le même plan car il y a différentes manières de s'ouvrir à l'altérité. Ainsi n'est-ce pas de la même manière que la civilisation islamique et la civilisation européenne se sont rapportées au savoir grec : "L'Islam, à la différence de l'Europe, n'a guère songé à utiliser son savoir de l'étranger comme instrument lui permettant, par comparaison et distanciation par rapport à soi, de mieux se comprendre soi-même en prenant conscience de ce que ses pratiques culturelles ont de non évident" (32), écrit Rémi Brague dans le beau livre qu'il a publié il y a une vingtaine d'années sous le titre Europe, la voie romaine. Pourquoi la voie romaine ? Parce que les Romains ont adopté, intégré, diffusé la culture du peuple qu'ils avaient pourtant vaincu, le peuple grec. Conscients de leur infériorité ou de leur manque, ils se sont sentis barbares devant les Grecs autant que Grecs devant les barbares (33). Il en va de même pour la seconde matrice de la civilisation européenne, le Moyen-Orient biblique. En rejetant le marcionisme (34) comme hérétique, le christianisme a reconnu que le judaïsme l'avait précédé : sur les vitraux de la cathédrale de Chartres, on peut voir les quatre évangélistes juchés sur les épaules des prophètes de l'Ancien Testament. Le propre de l'identité européenne, c'est sa "secondarité" et son "excentricité" : la civilisation européenne a toujours cherché et trouvé sa substance en dehors d'elle-même. Alors que la curiosité à l'égard de ce qui est autre "n'est guère plus qu'une exception dans le monde grec (Hérodote) ou dans l'Islam médiéval (Al-Biruni)" (35), elle est la caractéristique constante de l'Europe. En outre son rapport à l'autre se caractérise par un mode d'appropriation culturelle qui préserve et renforce même l'altérité de ce qui est approprié et que Rémi Brague appelle le modèle de l'inclusion par opposition à celui de la digestion. Dans le processus de la digestion, l'altérité absorbée est assimilée, c'est-à-dire détruite et reconstruite selon les exigences propres de celui qui l'absorbe. Elle devient semblable à lui : "un loup consiste au fond en moutons digérés et devenus du loup" (36). L'autre est devenu le même, intériorisé au point d'avoir perdu toute autonomie. Ce modèle est celui de l'Islam et trouve un fondement religieux dans le passage de la quatrième sourate du Coran qui accuse les juifs d'avoir falsifié les Écritures : "Certains Juifs altèrent le sens des paroles révélées (...) Ils tordent leurs langues et ils attaquent la Religion" (37). Dès lors le judaïsme et le christianisme n'ont aucune raison de survivre à l'islam, ni d'être étudiés, puisque c'est en celui-ci qu'ils trouvent enfin leur vérité. Cela implique un tout autre rapport aux textes et aux langues. Pour l'islam, l'arabe est la langue de Dieu lui-même, la langue définitive, de sorte que toute œuvre traduite en arabe se trouve par-là même magnifiée et ennoblie. La copie est ici supérieure à l'original de sorte que celui-ci peut être oublié (38). Et de fait dans le monde islamique on ne s'est soucié ni d'apprendre le grec (39), ni de conserver les versions originales des textes traduits par les arabes, comme le fait remarquer Ibn Khaldûn lui-même dans un texte décisif : "<Les musulmans> désireux d'apprendre les sciences des autres nations, ils se les approprièrent par la traduction, les adaptèrent à leurs propres vues et les firent passer dans leur propre langue à partir des langues étrangères. Ils y surpassèrent <les auteurs étrangers> dont les manuscrits écrits dans leurs langues, furent oubliés et complètement abandonnés. Désormais toutes les sciences étaient en arabe (...) Ceux qui les étudiaient n'avaient besoin que de connaître l'écriture et la langue arabe. Car les autres langues avaient disparu et n'intéressaient plus personne" (40). Tout à l'inverse la civilisation européenne se présente comme une culture de l'inclusion tant du point de vue de sa secondarité à l'égard d'Athènes qu'à l'égard de Jérusalem. À l'égard de l'Ancien Testament le christianisme est resté fidèle, contre Marcion, à la parole du Christ : "Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir" (41). S'il peut contester l'interprétation juive de l'Ancien Testament, il ne conteste pas son authenticité ; parce qu'il a conscience de sa secondarité à son égard, il ne le perçoit pas comme un passé révolu, mais comme "un fondement permanent" (42) et il s'emploie à montrer comment l'Ancienne Alliance tendait vers la Nouvelle, c'est-à-dire vers l'incarnation ; enfin la formule justinienne selon laquelle l'Église est le verus Israël ne signifie pas que le peuple juif ne l'est plus, mais, c'est du moins ce que suggère Rémi Brague, "qu'elle est un vrai Israël, vraiment Israël (...) parce qu'elle se comprend elle-même comme le corps ressuscité d'un juif" (43). À l'égard de l'héritage grec, la civilisation européenne a constamment renouvelé le geste romain qui a consisté, à partir de son complexe d'infériorité, à valoriser la culture et la langue étrangères qu'elle s'appropriait : "pendant des siècles, les élites européennes ont été sélectionnées sur leur capacité à assimiler les langues anciennes" (44). En même temps elle a maintenu les oeuvres de cette culture dans un rapport de distance et d'extériorité qui a permis d'explorer indéfiniment leurs richesses et qui a ouvert la voie à la série des "renaissances" dont l'histoire intellectuelle de l'Europe est constituée.

Une valeur sans mesure ?

   Si l'on admet qu'il y a du sens à comparer les civilisations du point de vue de leur valeur, il reste à savoir s'il y en a un à effectuer cette comparaison en termes d'égalité et d'inégalité car on se heurte alors à la difficulté qu'on rencontre chaque fois qu'on transporte ce concept hors du champ des mathématiques d'où il est issu et où il s'applique à des quantités. L'égalité est la qualité de ce qui est substituable : deux quantités sont égales lorsque dans une équation elles peuvent être substituées l'une à l'autre. Des opérations comme l'addition ou la soustraction permettent de déterminer l'égalité ou l'inégalité. De telles opérations ont-elles un sens lorsqu'il s'agit de comparer les civilisations ?
   On se trouve à vrai dire devant une double difficulté, l'une qui tient aux différents caractères dont l'ensemble constitue ce qu'on appelle une civilisation, l'autre qui a égard aux rapports que ces caractères entretiennent les uns avec les autres. Une civilisation est en effet un ensemble complexe et hétérogène de phénomènes : des savoirs, des savoir-faire, des beaux-arts, des institutions politiques, un système juridique, un système économique, une ou des religions, des croyances morales, des coutumes, des règles de courtoisie, des manières de table etc. S'agissant des sciences et des techniques, on admettra sans peine que l'astronomie d'Eddington est supérieure à celle de Ptolémée et que, pour allumer un feu de camp, des allumettes ou un briquet valent mieux que des silex. Cependant, s'agissant des règles de politesse ou des manières de table, les choses sont un peu plus compliquées. Ainsi à l'époque médiévale on avait coutume de manger avec les doigts. C'est du XVIème au XVIIIème siècle que s'impose, à la cour d'abord, puis dans la noblesse provinciale, puis dans la bourgeoisie, l'habitude d'utiliser la fourchette. On peut donc se demander avec Norbert Elias "pourquoi il est "plus civilisé" de manger avec une fourchette" (45). Or l'usage de la fourchette s'est imposé en étant motivé non par des considérations hygiéniques, donc objectivement rationnelles, mais, à l'instar des règles du beau langage, par des considérations sociales : "ne fais pas ceci ou cela, parce que ce n'est pas "courtois", parce qu'un homme "bien né" ne fait pas une telle chose" (46). Échappera-t-on davantage à l'arbitraire si l'on prétend hiérarchiser les civilisations du point de vue de leurs productions artistiques ? Todorov admet la légitimité de jugements esthétiques transculturels : "Il n'y a rien d'excessif à affirmer que la musique instrumentale allemande du XIXème siècle est supérieure à la musique bulgare de la même période (...) il n'est pas arbitraire de dire que la peinture européenne a connu, entre le XVème et le XXème siècle, une période d'épanouissement exceptionnel qui dépasse tout ce qui avait existé auparavant comme tout ce qui a été produit depuis" (47). Mais si l'on peut affirmer la supériorité de la peinture flamande du XIVème siècle sur la peinture grecque du IIIème siècle, peut-on pour autant affirmer celle de l'art médiéval sur l'art grec, ou inversement ? Et à supposer même qu'on puisse instituer de telles hiérarchies entre les différentes composantes d'une civilisation – sciences, techniques, arts, droit, religion, coutumes etc. – pourrait-on additionner celles-ci pour comparer les résultats ? Une civilisation "est une somme, si l'on veut, mais intotalisable", écrit André Comte-Sponville (48). Le Parthénon va avec l'esclavage et la civilisation occidentale avec la pollution atmosphérique. Faut-il reconnaître plus de valeur à une civilisation inégalitaire où Platon et Aristote, comme dans une célèbre fresque de Raphaël, se disputent la primauté ou à celle qui fait des droits de l'homme une politique tandis qu'Alain Badiou et Bernard-Henri Lévy se disputent le titre de philosophe français le plus lu à l'étranger ? Peut-on coefficienter et additionner la splendeur du Parthénon, la philosophie de Platon, la condamnation de Socrate, la démocratie, le sort des ilotes, la mythologie et en comparer la somme à celle de la thérapie génique, du réchauffement climatique, de l'emmaillotage du Pont-neuf par Christo et de la Recherche du temps perdu ?
   L'objection peut paraître forte, mais elle repose sur un présupposé utilitariste contestable et sur une représentation erronée des rapports de l'entendement et de la volonté, comme si nos choix reposaient jamais sur une semblable arithmétique, comme s'il fallait ici appliquer aux bienfaits et méfaits des civilisations un calcul benthamien des plaisirs et des peines pour décider de la civilisation dans laquelle nous jugeons préférable de vivre. Une expérience de pensée y suffit, même si nul n'est contraint de conclure avec Benjamin Constant que "nous aimons mieux avoir moins de poètes, et n'avoir plus d'esclaves" (49). Les jugements que nous pouvons porter sur la valeur comparée des civilisations ne sont assurément pas des jugements scientifiques, ni plus ni moins que les autres jugements de valeur. L'universalité des jugements moraux et des jugements esthétiques n'est pas non plus empiriquement constatable, mais cela ne nous a jamais dissuadés d'en formuler.

La civilisation : soi-même par les autres

   Il y a donc du sens à parler des civilisations, à poser la question de leur valeur, et à répondre qu'elles ne sont pas équivalentes. Ce que le savant en tant que tel doit s'interdire en vertu d'un sain précepte méthodologique, le sujet humain ne peut y renoncer parce que, comme le montre Pierre Manent, il y va du sens qu'il veut donner au monde dans lequel il vit : " L'égalité postulée des coutumes ou "cultures" écrase et pour ainsi dire annule les articulations autrement les plus déterminantes du monde humain. La question de ce qui est plus ou moins rationnel – la question "éclairante" par excellence – devient oiseuse. Or, si l'on ne peut pas poser la question de ce qui est rationnel, et donc de ce qui est plus ou moins rationnel, il n'y a aucun moyen de s'orienter rationnellement dans le monde humain" (50). Cependant la reconnaissance de l'inégalité des coutumes, des cultures et des civilisations ne conduit pas plus à l'ethnocentrisme qu'elle ne repose sur lui. Si une civilisation est d'autant plus grande qu'elle ne croit pas à la barbarie, c'est-à-dire qu'elle reconnaît pleinement la pleine humanité de l'autre, ce qu'ont fait par exemple celles qui ont aboli l'esclavage, et l'esclavage n'a hélas pas disparu partout, elle cesserait d'être grande si elle cessait de s'ouvrir à l'autre et de poursuivre la reconnaissance de sa pleine humanité. Si la grandeur de la civilisation européenne est, comme le montre Rémi Brague, fondée sur son "complexe d'infériorité", il serait suicidaire pour elle de le convertir en complexe de supériorité : "Le danger pour les habitants de l'espace qui se nomme "européen" (les prétendus "Européens") est de considérer leur européanité comme possédée et non plus à conquérir, comme une rente de situation et non plus comme une aventure, comme un particularisme et non plus comme une vocation universelle" (51). Si sa grandeur procède de son "excentricité", c'est-à-dire de sa capacité à lutter contre sa propre barbarie en s'ouvrant à l'autre pour accueillir ses richesses tout en les maintenant dans une altérité qui permet d'en faire un trésor inépuisable, elle ne se grandirait pas en se repliant sur soi et en déprisant tout ce qui lui est extérieur.

André Perrin

(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
 

(1) Le principe de charité est à l'origine un précepte anthropologique, formulé par Quine, qui s'oppose à la notion de "mentalité prélogique" et qui consiste à postuler la rationalité du discours et du comportement d'autrui.
(2) Karim Amellal, Le différentialisme de M. Guéant, Le Monde 23-02-2012.
(3) Tzvetan Todorov, La peur des barbares, Paris, Robert Laffont, 2008, p.46.
(4) Le Figaro 6-02-2012.
(5) Lévi-Strauss, Race et histoire, Gonthier Médiations, 1961, p.22.
(6) Ibid. p.21.
(7) Le Point 7-02-2012.
(8) Ouest-France 6-02-2012. Propos recueillis par Sandra Lacut pour l'AFP.
(9) Norbert Elias, La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, Pluriel, 1973, p.12.
(10) Ibid. p.14.
(11) Ibid.
(12) Ibid. p.12.
(13) Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, 7ème proposition, Trad. J-M. Muglioni.
(14) L'année sociologique 1899-1900 p.141. Cité par Jean-François Bert, Marcel Mauss et la notion de civilisation in Cahiers de recherche sociologique n°47 2009 p.126.
(15) Marcel Mauss, Les civilisations. Éléments et formes, Classiques des sciences sociales, Université de Québec, 1929, p.21.
(16) Note sur la notion de civilisation, L'année sociologique 1909-1912 p.46-50.
(17) La civilisation. Éléments et formes art. cit. p.7.
(18) Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 71, Paris, Gallimard, Tel, 1961, p.150.
(19) Marcel Mauss, Les civilisations. Éléments et formes art. cit. p.19.
(20) Lévi-Strauss, Race et histoire, op.cit. p.51.
(21) Commentaire N°15 automne 1981 p.372.
(22) Tzvetan Todorov, Le Point 7-02-2012.
(23) Ibid.
(24) Ibid.
(25) Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, Champs, 1986, p.15.
(26) Henri Poincaré, Dernières pensées, ch. 8 La morale et la science, Paris, Flammarion, 1963, p.225.
(27) Le livre de Rosa Maria Menocal, The arabic role in medieval litterary history : a forgotten heritage, Philadelphie University of Pennsylvania Press, 1987, a contribué à accréditer une vision idyllique de l'Espagne musulmane. Les travaux récents de Sérafin Fanjul, professeur à l'Université Autonome de Madrid et membre de l'Académie royale d'histoire (Al-Andalus contra Espana. La forja del mito, Madrid, Siglo XXI, 2000, et La quimera de Al-Andalus, Madrid, Siglo XXI, 2004) ont procédé à une vigoureuse déconstruction de cette mythologie.
(28) Pierre-Henri Tavoillot Oui, il est permis d'évaluer les cultures ! Le Monde 23-02-2012.
(29) Tzvetan Todorov, Le Point 7-02-2012.
(30) Lévi-Strauss, Race et histoire, op.cit., p.22.
(31) Cornelius Castoriadis, Figures du pensable Les carrefours du labyrinthe, VI p.117-118.
(32) Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1992, p.145. Voir aussi du même auteur Au moyen du Moyen Âge, Paris, Flammarion, Champs Essais, 2006, p.285.
(33) Ibid. p.56.
(34) Marcion est un hérésiarque de la seconde moitié du IIème siècle qui, opposant le Dieu d'amour du Nouveau Testament au Dieu vindicatif de l'Ancien, niait la continuité des deux et préconisait la rupture avec toute la tradition hébraïque.
(35) Rémi Brague,  La "voie romaine". Vingtième siècle Revue d'Histoire 3/2001 n°71 p.63-66.
(36) Rémi Brague, Au moyen du Moyen-Âge, op.cit. p.266.
(37) Coran IV, 46 Trad. Masson.
(38) Rémi Brague, Europe, la voie romaine, op.cit. p.126.
(39) Al-Biruni avait appris non pas le grec, mais le sanskrit. Al-Farabi, à qui il arrive de citer des mots grecs, avait peut-être appris cette langue, mais il ne semble pas en avoir eu une connaissance très approfondie. Cf. Brague, Au moyen du Moyen Âge, op. cit., p.306-307.
(40) Ibn Khaldûn Muqaddima VI,4 cité par Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge, op. cit. p.280-281.
(41) Matthieu V, 17.  Marcion avait éliminé ce verset de sa version du Nouveau Testament.
(42) Rémi Brague, Europe, la voie romaine, op.cit. p.143.
(43) Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge, op.cit. p.25.
(44) Rémi Brague, Europe, la voie romaine, op.cit. p.158.
(45) Norbert Elias, op.cit., p.206.
(46) Ibid. p.187.
(47) Tzvetan Todorov, op.cit., p.61.
(48) André Comte-Sponville, Noter l'autre est absurde,  Le Monde 23-02-2012.
(49) Benjamin Constant, De la religion, Actes Sud, 1999, p.498 cité par Tzvetan Todorov, op.cit. p.65.
(50) Pierre Manent, Montaigne La vie sans loi, Paris,  Flammarion 2014 p.243.
(51) Rémi Brague, Europe, la voie romaine, op.cit., p.190.

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