Sur l'anticléricalisme. La notion de crime
dans son rapport à l'histoire
Article paru sur le site Mezetulle -
Blog-Revue de Catherine Kinzler. Comme l'indique l'introduction ci-dessous,
cet article a été écrit en réaction à des textes publiés sur le même site et
dont les liens sont indiqués dans la note 1. En outre il a donné lieu à une
discussion dans la rubrique "Commentaires"
du même site.
Les articles que
Catherine Kintzler et Jean-Michel Muglioni ont consacrés à la question du
« mariage homo » (1) ont, à la faveur d'un
commentaire reçu par les auteurs et d'une déclaration d'un ancien premier
ministre, suscité de la part de ceux-là une apologie de l'anticléricalisme dont
les principes et les formulations m'ont paru parfois ambigus, parfois
contestables, en tout cas problématiques. Ce sont les problèmes soulevés par
cette défense et illustration de l'anticléricalisme – et notamment l'usage de la
notion de crime dans son rapport à l'histoire - que je me propose d'examiner.
Contestant les positions de philosophes dont les titres à l'estime sont si
nombreux, je m'efforcerai de le faire de façon aussi peu polémique que possible.
1 - L'anticléricalisme : contre le
cléricalisme ou contre le clergé ?
Le terme anticléricalisme est lui-même équivoque ou
polysémique. Il peut signifier soit, c'est son sens strict, l'opposition au
cléricalisme, soit, plus largement et plus couramment, l'hostilité à l'endroit
des clercs, du clergé, des Églises, de la religion en général. C'est le premier
sens que retient Catherine Kintzler en écrivant : « Le cléricalisme, en effet,
consiste à vouloir accorder aux représentants des religions et aux ministres des
cultes un rôle politique en tant que tels et non pas seulement en tant
que citoyens ou (éventuellement) en tant qu'élus, et plus généralement à nier la
séparation des ordres instituée par la laïcité républicaine, à vouloir que le
politique soit dépendant du religieux ». En ce sens il est incontestable que
tout vrai républicain est anticlérical, ce qui est alors une autre manière de
dire laïque : puisque la république exige la souveraineté de la loi, il est
impensable que la loi civile soit subordonnée à la loi religieuse, en d'autres
termes qu'un pouvoir temporel soit accordé aux représentants des religions. Il
faut donc être anticlérical pour être vraiment républicain, mais il ne le faut
pas moins pour être authentiquement chrétien. En effet non seulement le principe
de la séparation du religieux et du politique n'implique nullement l'athéisme,
comme le dit justement Jean-Michel Muglioni, mais, bien plus, il constitue une
exigence fondatrice du christianisme, formulée par Jésus lui-même : « Rendez
donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »
(2).
Cependant si la laïcité républicaine exclut qu'un pouvoir temporel
ou institutionnel soit accordé aux ministres des cultes en tant que tels,
c'est-à-dire en tant qu'ils constituent une communauté particulière au sein de
la communauté politique, elle n'exige aucunement qu'il leur soit interdit de
participer au débat public, au même titre que tous les autres groupes de
pression, en prenant la parole et en organisant, le cas échéant, des
manifestations, faisant ainsi usage des droits et des libertés que la
constitution de la République leur reconnaît. Catherine Kintzler ne le conteste
évidemment pas, mais c'est en revanche ce qui ressort d'un certain nombre de
déclarations entendues ces temps-ci qui réputent attentatoire à la laïcité toute
intervention des Églises, et plus particulièrement de l'Église catholique, dans
l'espace public. Ceux qui prétendent ainsi interdire à une association
religieuse l'exercice de droits et de libertés qu'ils revendiquent pour les
associations de travailleurs, de professeurs, de chasseurs-pêcheurs ou de
libres-penseurs introduisent une discrimination qui n'est ni prévue par la loi,
ni exigée par la laïcité républicaine. L'anticléricalisme dont ils font preuve
n'est donc pas l'anticléricalisme au sens strict, celui que revendique
légitimement Catherine Kintzler, mais l'anticléricalisme au sens large, qui est
hostilité à l'endroit des clercs, du clergé, des Églises et de la religion en
général. C'est manifestement en ce dernier sens que le commentateur a accusé
Jean-Michel Muglioni de « bouffer du curé ».
2 - Anticléricalisme et homophobie
On peut raisonnablement supposer que François Fillon ne prétend pas
subordonner l'autorité politique à l'autorité ecclésiastique et que par
conséquent c'est l' anticléricalisme au sens large qu'il a mis sur le même plan
que l'homophobie, pour les renvoyer tous deux dos-à-dos. Cela conduit à
relativiser le distinguo que Catherine Kintzler oppose à l'ancien premier
ministre en écrivant : « Il s'agit de discréditer une position en l'assimilant à
une forme grave d'intolérance expressément punie par la loi. […] Or
l'anticléricalisme, d'abord n'est pas un délit, et ensuite il est constitutif de
toute association politique laïque. ». Si l'on veut bien admettre que
l'anticléricalisme que François Fillon assimile à l'homophobie n'est pas celui
qui est constitutif de toute association politique laïque, il faut maintenant
examiner à quel titre l'homophobie est un délit expressément puni par la loi et
se demander si l'anticléricalisme au sens large en est un ou non. La loi
2004-1486 du 30 décembre 2004 dispose en son article 20 du titre III qu'après le
8e alinéa de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 il sera inséré un alinéa
ainsi rédigé : Seront punis des peines prévues à l'alinéa
précédent ceux qui, par ces mêmes moyens, auront provoqué à la haine ou à la
violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur
sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à
l'égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2
et 432-7 du code pénal.
L'article 225-2 du code pénal punit d'une peine de 3 ans d'emprisonnement et de
45000 euros d'amende ceux qui se seront rendus coupables de refus
discriminatoires, la discrimination ayant été ainsi définie à l'article 225-1 : Constitue une discrimination toute distinction
opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de
leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de
leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs
caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation ou identité
sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités
syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée,
à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Constitue
également une discrimination toute distinction opérée entre les personnes
morales à raison de l'origine, du sexe, de la situation de famille, de
l'apparence physique, du patronyme, de l'état de santé, du handicap, des
caractéristiques génétiques, des mœurs, de l'orientation ou identité sexuelle,
de l'âge, des opinions politiques, des activités syndicales, de l'appartenance
ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race
ou une religion déterminée des membres ou de certains membres de ces personnes
morales.
On voit ainsi que la loi - dans le texte de laquelle le mot
homophobie ne figure pas davantage que celui d'anticléricalisme –
réprime d'une part des actes (articles 225-1 et 225-2 du code pénal) et
d'autre part des propos (article 24 de la loi du 29 juillet 1881
modifié par la loi du 30 décembre 2004). Dans le premier cas elle ne fait pas de
distinction entre les refus discriminatoires opérés à raison de l'orientation ou
identité sexuelle et ceux qui sont motivés par l'appartenance à une religion
déterminée : il est tout aussi illégal de refuser un emploi à quelqu'un au motif
qu'il est bouddhiste ou musulman que de le lui refuser sous le prétexte qu'il
est homosexuel ou fétichiste. Dans le second cas en revanche il n'est question
que de l'orientation sexuelle et du handicap. On aurait pourtant tort d'en
déduire qu'il est permis de provoquer à la haine ou à la violence envers un
musulman ou un groupe de bouddhistes en raison de leur religion. En vérité la
jurisprudence nous permet de distinguer entre ce qui est permis et ce qui est
interdit en matière de propos réputés homophobes ou anticléricaux. Poursuivi
pour avoir déclaré en septembre 2001 au magazine Lire que « la religion
la plus con, c'est quand même l'islam », Michel Houellebecq a été relaxé le 22
octobre 2002 par la dix-septième chambre correctionnelle du tribunal de grande
instance de Paris au motif que ses propos ne contenaient « aucune volonté
d'invective, de mépris ou d'outrage envers le groupe de personnes composé
d'adeptes de la religion considérée ». De même le 12 novembre 2008 la cour de
cassation a annulé (cassé sans renvoi devant une autre cour d'appel) le jugement
de la cour d'appel de Douai condamnant le 25 janvier 2007 le député Christian
Vanneste qui avait déclaré le 26 janvier 2005 au journal La Voix du Nord
que l'homosexualité « était inférieure à l'hétérosexualité ».
Il est donc permis d'affirmer que l'homosexualité est inférieure à
l'hétérosexualité, que la religion musulmane est inférieure aux autres
religions, que le christianisme est inférieur à l'athéisme. Houellebecq aurait
tout aussi bien pu soutenir que le christianisme se réduisait à un ramassis de
croyances infantiles : il se serait peut-être attiré les sourires des lecteurs
de Ricœur, de Lévinas, de René Girard, sans parler de ceux de Hegel, il n'aurait
pas encouru les foudres de la justice. Il en serait allé tout différemment,
comme l'indiquent les attendus du jugement le relaxant, si l'un avait déclaré
que les musulmans étaient inférieurs aux catholiques, l'autre que les
homosexuels étaient inférieurs aux hétérosexuels.
Accusé de « bouffer du curé », Jean-Michel Muglioni voit bien que
l'anticléricalisme dont il lui est fait grief n'est pas celui qui consiste à
refuser de subordonner l'autorité temporelle à l'autorité ecclésiastique et
c'est donc un autre anticléricalisme qu'il revendique : il dénonce « l'imposture
d'un clergé » et « un certain nombre de crimes qui caractérisent l'histoire du
christianisme ». Pour étayer ces dénonciations il invoque l'autorité de Kant et
les jugements sévères de ses amis catholiques. Sur ce dernier point, je lui
ferai malicieusement remarquer qu'il prend des risques en faisant état de ses
amitiés catholiques car pour avoir argué de leurs amis homosexuels les
participants à la « manif pour tous » du 13 janvier dernier se sont attiré le
lendemain matin sur les ondes d'une radio publique cette foudroyante réplique de
la part d'un certain Nicolas Martin, porte parole des « Outragés de la
République » : « ce discours … on adore les homosexuels, on a des amis
homos ... c'est horrible … c'est : « je ne suis pas raciste mais j'ai un ami
noir » … on a entendu ça tout le temps. »(3).
3 - Criminalité et rétroactivité
de la loi
Puisque nous sommes entre philosophes nous conviendrons que
l'autorité de Kant, si grande qu'elle soit, ne suffit ni à fonder
l'anticléricalisme sur les crimes du christianisme, ni à sauver celui-ci des
crimes de son histoire. Il faut en revanche s'interroger sur le sens qu'on donne
au mot « crime » lorsqu'on parle des crimes du christianisme. Au sens strict,
c'est-à-dire juridique, le crime est une infraction particulièrement grave, plus
grave que le délit et la contravention, que le droit pénal punit d'une peine
afflictive ou infamante devant une cour d'assises. En un sens plus large, le
crime désigne un manquement très grave à la morale. Dans un cas comme dans
l'autre quand on reproche au christianisme (nous supposons pour le moment
distinctement connue l'identité de ce sujet) les crimes qu'il a commis au cours
de son histoire, il faut préciser si ce sont des crimes au regard de ce que nous
appelons crime aujourd'hui ou de ce qui était tenu pour un crime à l'époque où
ils ont été commis. Ainsi beaucoup de nos contemporains, dans les sociétés
européennes en tout cas, s'accordent à voir dans la peine de mort un châtiment
barbare et un « crime d'État ». Il s'en faut pourtant de beaucoup pour que cette
évidence ait été universellement partagée dans les sociétés ou les civilisations
qui nous ont précédés : devons-nous dénoncer leurs « crimes » ? Kant lui-même
qui justifie clairement la peine de mort (4) aurait alors
été complice d'un « crime ». Adversaire de la peine de mort, dois-je proclamer
mon antikantisme comme d'autres leur anticléricalisme ?
Si donc on prend le mot crime au sens juridique et si l'on qualifie
de crimes des actions qui, accomplies il y a plusieurs siècles, sont des
infractions au regard de notre code pénal actuel on se trouve devant la
difficulté qui a été mise en évidence par Robert Badinter à propos de certaines
lois « mémorielles (5) ». On ne peut qualifier des faits
historiques passés en recourant à des concepts juridiques contemporains sans
introduire une sorte de rétroactivité de la loi qui est un monstre juridique. Si
maintenant on prend le mot crime dans son acception morale, on se trouvera
devant une difficulté analogue. Le problème ne sera plus exactement celui de la
rétroactivité de la loi, mais celui de l'anachronisme. L'esclavage nous fait
horreur aujourd'hui, de même que l'exposition des enfants, mais quel sens y
aurait-il à dire que Platon, Aristote et la quasi-totalité de leurs
contemporains étaient des êtres immoraux ou des criminels ? Si donc on veut
demander au christianisme des comptes sur les crimes de son histoire,
il faut s 'assurer que les actions auxquelles on donne cette qualification
contrevenaient soit aux lois juridiques en vigueur à l'époque où elles ont été
accomplies, soit à la loi morale telle qu'elle était accessible à la conscience
des hommes de l'époque et telle que son contenu était déterminé par les mœurs et
l'ensemble des conditions empiriques de leur temps.
4 - Hérésie et Inquisition
L'exemple de l'Inquisition, qui vient généralement à l'esprit
lorsqu'on évoque les crimes du christianisme, peut permettre d'y réfléchir.
Hormis des cas de forfaiture, toujours possibles mais forcément isolés, les
tribunaux de l'Inquisition agissant ès qualités fonctionnaient conformément au
droit existant et ne commettaient donc pas des crimes au sens juridique du
terme. Reste donc à savoir si les inquisiteurs commettaient des crimes au sens
moral du terme, c'est-à-dire des actions susceptibles de révolter leur propre
conscience morale et celle de leurs contemporains. Il est incontestable que ce
fut parfois le cas. Ainsi les exactions commises par le tristement fameux Robert
le Bougre, un converti entré chez les Dominicains que le pape Grégoire IX nomma
inquisiteur en Bourgogne en 1233, suscitèrent les protestations des archevêques
de Reims, de Sens et de Bourges, ce qui conduisit le pape à le suspendre. Ses
pouvoirs lui furent malheureusement rendus l'année suivante ce qui lui permit de
brûler plus de 200 hérétiques dans les années qui suivirent, dans le Nord et en
Champagne, jusqu'à ce qu'il fût définitivement démis de ses fonctions en 1241 et
peut-être, ce n'est pas parfaitement établi, condamné à la prison à perpétuité
(6). Cependant pour l'essentiel, c'est l'hérésie et non
l'Inquisition qui suscite à l'époque la réprobation générale. L' Inquisition
« ne soulève [...] pas contre elle l'hostilité de la population et bénéficie de
l'appui de sa part la plus importante (7) ». En refusant le
mariage (mariage pour personne !), en niant la validité du serment dans
une société, la société féodale, tout entière fondée sur des relations
contractuelles, les Cathares heurtaient les valeurs et les convictions les plus
fortement établies en leur temps et c'est pourquoi, au cours des deux siècles
qui précédèrent la naissance de l'Inquisition, ils furent régulièrement victimes
de la justice expéditive des rois et des empereurs, mais aussi fréquemment
massacrés par des foules en colère (8). Ainsi en
introduisant une enquête et en instituant une justice régulière où par ailleurs
le bûcher était l'exception et non la règle, l'Inquisition a-t-elle plutôt
contribué à l'adoucissement des mœurs : « La pratique inquisitoriale a modifié
la procédure judiciaire et constitué un progrès par rapport aux procédures
accusatoires (9) ».
5 - Le sujet du crime
Le syntagme Les crimes du christianisme soulève un
deuxième problème qui a trait au sujet auquel on impute ces crimes. En vérité,
ce sont toujours des êtres humains qui commettent des crimes. En quel sens une
religion, une croyance, une doctrine peuvent-elles être considérées comme des
auteurs de crimes ? Peut-être en ce sens qu'elles ont inspiré les véritables
auteurs, qu'elles les ont poussé à les commettre. On parlera alors des crimes
qui ont été commis au nom du christianisme, ou au nom du communisme, en
précisant généralement que les criminels ont trahi et déshonoré l'idéal dont ils
se réclamaient : celui-ci conserve son immarcescible pureté dès lors qu'on peut
soutenir que la manifestation a été infidèle à l'essence. Ou alors il faut
pouvoir démontrer que ces « -ismes » étaient intrinsèquement pervers et
que leur logique ne pouvait, en se déployant, qu'aboutir au massacre. On
reviendra sur ce point.
Cependant il se peut que par christianisme on entende non pas
l'idéal, la croyance ou la doctrine, mais l'institution, c'est-à-dire l'Église
ou de façon plus restrictive, puisque l'Église est la communauté tout entière,
sa hiérarchie en tant qu'elle dispose d'un pouvoir décisionnaire. Si c'est le
cas on voit que le problème de la responsabilité du « -isme » ne se
pose pas de la même manière dans des sociétés laïques ou sécularisées et dans
des sociétés où prévaut l'indistinction du religieux et du politique. Si par
exemple on imputait des crimes à l'islam, la question se poserait de savoir si
c'est une instance religieuse ou une instance politique qui est visée.
S'agissant du christianisme, les rapports du religieux et du politique dans son
histoire ne sont placés ni sous le signe de la séparation, puisque tous les
États sont confessionnels, ni sous celui de l'indistinction, puisque le conflit
de l'Église et de l'État, à travers la querelle des investitures, la lutte des
Guelfes et des Gibelins, l'opposition du gallicanisme et de l'ultramontanisme,
est au cœur de cette histoire. Le pouvoir décisionnaire est partagé – comme en
témoigne dans le cas de l'Inquisition l'articulation complexe entre ce qui
appartient à l'autorité ecclésiastique et ce qui revient au bras séculier. Or
c'est précisément quand l'Inquisition passe des mains de l'Église à celles des
rois et des empereurs, c'est-à-dire à partir du XVIe siècle, qu'elle fait le
plus grand nombre de victimes (10) : ce n'est pas au XIIIe
siècle qu'on brûle massivement les sorcières, mais au XVIIème, au siècle de la
raison, au cœur des temps modernes. Ajoutons à cela que dans les bonnes comme
dans les mauvaises œuvres des rois chrétiens, il faut peut-être distinguer ce
qu'ils font en tant que rois et ce qu'ils font en tant que chrétiens. C'est un
roi chrétien qui promulgue l'édit de Nantes et c'est un autre roi chrétien qui
le révoque. Que peut-on en conclure ? Que l'intolérance est chrétienne, ou la
tolérance ?
L'évocation des crimes du christianisme, et plus généralement de
ceux de la religion puisque Jean-Michel Muglioni prend soin de préciser qu'il ne
vise pas le seul christianisme mais déplore aussi le sacrifice d'Iphigénie,
soulève, me semble-t-il, une troisième difficulté en suggérant qu'un lien
privilégié unit religion et criminalité. Si c'était le cas, celle-ci aurait dû
décliner au fur et à mesure que celle-là s'effaçait, que nous sortions « d'un
monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des
sociétés (11) », que notre histoire divorçait d'avec le
christianisme. Cependant l'histoire du XXe siècle a été traversée par des crimes
et des massacres inégalés imputables à des totalitarismes dont l'armature
intellectuelle, bien loin d'être religieuse, était fournie par des croyances et
des doctrines néo-païennes ou athées.
6 - La république criminelle ?
Puisque nous sommes assurément entre républicains, attachons-nous
pour finir à ce qui nous unit et nous réunit. Nous ne pouvons ignorer que
l'histoire de la république est contestée, tout comme celle du christianisme, et
que, d'un bord comme de l'autre bord, très à bâbord et très à tribord, des
crimes abominables lui sont imputés. On sait que la révolution qui lui donna
naissance ne fut pas tendre pour ses adversaires réels ou supposés. On connaît
la formule de Pierre Chaunu selon laquelle « la Révolution française a fait plus
de morts en un mois au nom de l'athéisme que l'Inquisition au nom de Dieu
pendant tout le Moyen-Âge et dans toute l'Europe (12)».
Reynald Secher a dressé un implacable réquisitoire contre le massacre des
Vendéens (13) et si les historiens discutent pour savoir
s'il s'agit d'un génocide ou d'un « populicide », selon le néologisme créé par
Gracchus Babœuf, il reste que dans une lettre de novembre 1793, le Comité de
salut public ordonna d'« exterminer les brigands » et d'« anéantir les
rebelles » ; il reste que dans une lettre adressée aux députés en date du 23
juillet 1794 Carnot expliqua que même si les vieillards, les femmes et les
enfants étaient moins coupables que les meneurs, il était néanmoins nécessaire
au salut de la république qu'ils fussent traités avec la même rigueur ; il reste
enfin que même les historiens qui, comme Jean-Clément Martin, récusent les
notions de « génocide » et de « populicide » ne contestent – et c'est ce qui
importe ici – ni l'ampleur des massacres, ni le qualificatif de « crimes ». Plus
à bâbord, ce sont plutôt le « racisme républicain » et la « république
coloniale » qui font l'objet de vives condamnations. Lorsque l'actuel président
de la République inaugura son mandat le 15 mai dernier en rendant hommage à
Jules Ferry, il se vit reprocher d'avoir honoré un homme qui déclarait le 28
juillet 1885 à la Chambre des députés : « Il faut parler plus haut et plus
vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis
des races inférieures ». Jules Ferry eut de grands successeurs républicains.
Voici en effet ce que Jean Jaurès disait de la France dans un discours à la
Chambre des députés le 20 novembre 1903 : « la civilisation qu'elle représente
en Afrique auprès des indigènes est certainement supérieure à l'état présent du
régime marocain (14) ». Quelque vingt ans plus tard, le 9
juillet 1925, c'est Léon Blum qui déclarait dans cette même Chambre des
députés : « Nous avons trop l'amour de notre pays pour désavouer l'expansion de
la pensée et de la civilisation française […] Nous admettons le droit et même le
devoir des races supérieures d'attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues
au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux
efforts de la science et de l'industrie (15) ». Des
historiens (16) se sont attachés à montrer que, loin
d'avoir un caractère marginal ou accidentel, le colonialisme était partie
prenante de l'idéal républicain. C'est sous la troisième République, à
l'occasion d'expositions universelles (17), que de
véritables zoos humains furent constitués pour livrer des « indigènes » à la
curiosité des badauds. C'est enfin la quatrième République qui institutionnalisa
la pratique de la torture en Algérie dont un grand historien fit le bilan dans
un ouvrage intitulé La torture dans la République(18).
Tantum respublica potuit suadere malorum ...
Je suis né et j'ai grandi à la fois au sein de la République et de
l’Église catholique sans jamais éprouver le sentiment de vivre dans une famille
désunie. Cependant si je ne puis pas davantage faire profession
d'anticléricalisme que d'antirépublicanisme, ce n'est pas parce qu'il faudrait,
à l'instar de Descartes, demeurer fidèle à la religion de son roi et de sa
nourrice. Ma position se résume en trois propositions que je voudrais énoncer
pour conclure.
7 - Trois propositions
La première est d'ordre moral. Seul un sujet, c'est-à-dire une
conscience individuelle libre, peut commettre des fautes et donc des crimes. En
conséquence je refuse d'assumer les crimes qu'on impute, à tort ou à raison, au
christianisme et à la république. Pourquoi ? Tout simplement parce que je ne les
ai pas commis et parce que je récuse la notion de responsabilité collective. Pas
davantage je n'accepterais qu'on tienne le peuple juif pour « déicide » ou qu'on
qualifie des Allemands nés comme moi après la seconde guerre mondiale de
descendants de nazis à l'hérédité chargée.
La deuxième est d'ordre juridique. On ne peut mettre sur le même
plan les violations des droits de l'homme commises après que ces droits eurent
été proclamés et celles qui ont été accomplies des siècles plus tôt, à une
époque où la notion même de droits de l'homme n'était ni conçue, ni concevable.
La troisième est d'ordre philosophique et historique. Le
christianisme est-il recommandable ? demande Jean-Michel Muglioni. À cela on
peut répondre qu'il n'y a probablement aucun « -isme » qui le soit, pas même le
pacifisme, dès lors qu'il peut être munichois. On peut sans doute imputer des
crimes à des croyances, des doctrines, des idéologies, en ce sens qu'elles les
ont inspirés. On peut aussi en imputer à des institutions en ce sens qu'ils ont
été commis dans leur cadre par des êtres humains qui les représentaient.
Cependant pour considérer ces idéologies ou ces institutions comme criminelles
ou « criminogènes », il faut davantage. Il faut que les crimes en question aient
été conformes à leur essence, qu'ils leur aient été consubstantiels, donc
qu'ils les aient accompagnées toujours et partout. À cet égard on ne peut pas
faire un sort égal au christianisme et à la république d'une part, aux
totalitarismes du XXe siècle d'autre part. Il n'est pas difficile de mettre en
évidence, en regard de leurs « crimes », l’œuvre positive des premiers. Il
serait plus malaisé de le faire pour les seconds, même si l'on peut porter au
crédit d'Hitler d'avoir mené une politique fiscale très favorable aux classes
populaires (19) et savoir gré aux Khmers rouges d'avoir,
peut-être (20), assuré correctement l'évacuation des
ordures ménagères.
Laissons donc à l'historien, qui n'est ni un juge ni un moraliste,
le soin d'établir les faits et de les inscrire, contextualisés, dans les
intrigues qui peuvent les rendre intelligibles. Quant au philosophe-citoyen il
lui appartiendra de tirer, s'il le peut, des leçons de l'histoire pour orienter
sa conduite et guider ses choix dans les incertitudes du temps présent.
André Perrin
(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
1 - Voir
Le « mariage homo », révélateur du mariage civil par C. Kintzler,
« Mariage homo », nature et institution : quelques réflexions par J.-M.
Muglioni. Le petit texte à deux mains sur l'anticléricalisme auquel André Perrin
répond est en ligne ici :
Qu'est-ce que l'anticléricalisme ? 2 - Matthieu XXII, 21. 3 - France Inter Lundi 14 janvier 2013 Le zoom de
la rédaction 7h15 – 7h20 . De même Pierre Bergé le 25 janvier sur BFM TV :
« Chacun a son bon pédé comme chacun avait son bon juif ». 4 - Kant Métaphysique des mœurs IIe partie
Doctrine du droit II, Ire section, § 49 Remarque E 5 - Robert Badinter Intervention à l'assemblée
générale de « Liberté pour l'histoire » le 2 juin 2012 :
« S’agissant des lois mémorielles proprement dites, rappelons la définition
qui en a été donnée par la mission Accoyer de l’Assemblée nationale en novembre
2008 : « Les lois mémorielles, au-delà des différences de leur contenu, semblent
procéder d’une même volonté : “dire” l’histoire, voire la qualifier, en
recourant à des concepts juridiques contemporains comme le génocide ou le crime
contre l’humanité, pour, d’une manière ou d’une autre, faire œuvre de justice au
travers de la reconnaissance de souffrances passées. » Pour le juriste, je le
dis sans détour, c’est un errement. Je n’ai pas besoin de rappeler que le «
crime contre l’humanité » ou le « génocide » sont des qualifications juridiques
qui ont fait leur apparition à partir de la Seconde Guerre mondiale. Recourir à
ces concepts pour qualifier aujourd’hui des faits survenus en Arménie il y a un
siècle ou pour la traite transatlantique au XVIIIe siècle est juridiquement une
erreur, une sorte de qualification juridique rétroactive. On ne peut pas
qualifier des faits passés au regard de concepts juridiques apparus après leur
commission. »
Voir aussi Françoise Chandernagor « L'historien sous le coup de la loi » in
Liberté pour l'histoire CNRS Éditions 2008. 6 - Régine Pernoud Pour en finir avec le
Moyen Âge Seuil coll. Points Histoire 1977 pp. 107-108. 7 - Jean-Louis Biget Hérésie et
inquisition dans le Midi de la France Picard 2007 p. 205. 8 - Henri Maisonneuve L'Inquisition
Desclée/Novalis 1989 pp. 22-28. 9 - Sylvain Gouguenheim Le Moyen Âge en
questions Taillandier 2009 p. 202. 10 - Régine Pernoud op. cit. p. 113 De même : « La
différence entre la main royale et la main ecclésiale est énorme: l'Église a
toujours tendance à pardonner au moindre signe de repentance » (Pierre Chaunu,
Éric Mension-Rigau, Baptême de Clovis, baptême de la France, De la religion
d'État à la laïcité d'État, Éditions Balland, Paris 1996, p. 184). 11 - Marcel Gauchet La religion dans la
démocratie Gallimard Folio-Essais 1998, p.13. 12 - Pierre Chaunu Église, culture et
société SEDES, 1981. 13 - Reynald Secher Vendée : du
génocide au mémoricide Cerf , 2011. 14 - Jean Jaurès Textes choisis
Tome 1 Contre la guerre et la politique coloniale p. 120 Éditions sociales. 15 - Cité par Manuela Semidei « Les
socialistes français et le problème colonial entre les deux guerres » Revue
de science politique année 1968 volume 18 n°6 p.1139. 16 - En particulier Nicolas Bancel, Pascal
Blanchard, Françoise Vergès La république coloniale : essai sur une utopie
Albin Michel, 2003. 17 - L'exposition coloniale de 1931 à
Vincennes suscita la protestation d'un certain nombre d'hommes d'Église, le Père
Bazin, les Maristes, le pasteur Leenhardt, le pasteur Soulié, mais pas celle de
L'Humanité ni du Canard enchaîné. Compte rendu du livre de
Joël Dauphiné Canaques de la Nouvelle Calédonie à Paris en 1931 De la case
au zoo Paris, L'Harmattan 1998 par Isabelle Leblic Journal de la
société des Océanistes Avril 1998 N° 107 p. 239. 18 - Pierre Vidal-Naquet La torture
dans la République, Éditions de Minuit collection Les grands documents,
1972. 19 - Cf Götz Aly Comment Hitler a acheté le
peuple allemand Flammarion Coll. Champs Histoire. Un extrait significatif
de cet ouvrage a été publié par Le monde diplomatique mai 2005. 20 - Je dis « peut-être » parce que je n'ai pas vérifié.
J'ai fait confiance à Maurice Duverger : « Les gouvernants les plus oppresseurs,
les plus injustes, remplissent quelques fonctions d'intérêt général, au moins
dans des domaines techniques : ne serait-ce qu'en réglant la circulation
automobile, en faisant fonctionner les P.T.T., en assurant l'évacuation des
ordures ménagères ».(Introduction à la politique Gallimard Idées,
1964, p.21).