Il est dans la tradition
de notre Atelier philosophique d'amener au dialogue par un texte. Qu'est-ce que
cela veut dire? Que c'est l'usage, c'est ce qui se fait. Tradition vient du
latin "tradere" qui veut dire transmettre. La tradition c'est donc l'héritage
qui nous a été transmis, et ce d'abord par voie orale ou par le biais des us et
coutumes. En cela elle est liée à la culture et un des vecteurs les plus
puissants en est la langue. Celle-ci ne sert pas qu'à communiquer en vue
d'assouvir nos besoins présents, elle véhicule une mémoire collective, on
pourrait même dire une sagesse collective. L'idée de tradition c'est l'idée de
quelque chose qui a fait ses preuves, même si on ne sait pas soi-même comment.
Ainsi la tradition joue, au niveau collectif, le rôle que joue la
mémoire au niveau individuel. Elle assure une continuité, elle assure une
certaine façon d'habiter le monde, elle fonde une identité collective. Que
serait une société sans tradition? Une société sans mémoire et sans identité
propre. "Nous sommes des nains sur les épaules de géants" disait-on au Moyen
Age. Ceci veut dire que nous bénéficions aujourd'hui de ce qui nous a été
transmis, de ce qui a résisté à l'épreuve du temps, et que c'est grâce à cela
que nous pouvons voir plus loin que les générations précédentes.
Cette conception purement cumulative de l'histoire n'est-elle pas
trop simpliste? La tradition nous permet-elle vraiment de voir plus loin et nous
projeter vers l'avenir, n'est-elle pas plutôt une ornière qui nous enferme dans
le passé?
Si la tradition fonde l'identité collective, elle y enferme trop
souvent les individus. Que sont les différents conflits nationaux et religieux
sinon la conséquence sanglante de la contradiction entre des mémoires
différentes? Si je me définis entièrement à partir de la représentation dont
j'ai hérité de l'histoire de mon peuple et si cette cette histoire (donc mon
identité) m'apparaît comme incompatible avec celle de mon voisin alors je ne
pourrais jamais vivre en paix avec lui. Or sommes-nous uniquement définis par ce
que la tradition a fait de nous (c'est à dire par notre passé)? Ce que je suis
ce n'est pas seulement d'où je viens, mais c'est vers où je vais.
De plus, on peut se demander si la tradition peut légitimement
faire autorité, et sur quoi cette prétendue autorité peut reposer. La tradition
c'est ce qui se fait parce que ça s'est "toujours" fait. Son prestige nous fait
apparaître comme allant de soi, "naturel", ce qui est en fait une construction,
un produit de l'histoire (et qui n'a donc pas toujours existé).
Est-ce parce que ça se fait, qu'il faut continuer à le
faire? Autrement dit, l'ancienneté d'une pratique sociale est-elle un gage de sa
légitimité? Le fait qu'elle ait été transmise ne peut prouver qu'une chose:
c'est qu'elle répond(ait) à un besoin, rien de plus. Les exemples sont légions
où on voit la "tradition" évoquée pour justifier les pires inégalités,
particulièrement envers les femmes. Prenons un exemple assez explicite où le
prestige de la tradition est invoqué de façon incantatoire: celui de la corrida.
Si l’article 521 du code pénal, incrimine et réprime le délit d’acte de cruauté
envers les animaux apprivoisés ou tenus captifs, celui-ci prévoit une exception
"pour les courses de taureaux lorsque existe une tradition locale
ininterrompue". Le critère de continuité, nous montre à quel point la
"légitimité" que donne la tradition est fragile, pour ne pas dire factice: il
suffirait ainsi que la tradition de la corrida ait été interrompue pour qu'il
devienne cruel de la pratiquer alors qu'elle ne le serait pas là où on n'a
jamais arrêté de le faire! Que cette pratique réponde à l'archaïque "besoin"
qu'éprouvent les hommes de se réjouir face au spectacle de la cruauté et de la
souffrance est un fait, mais cela suffit-il à la légitimer?
"Qu'est-ce que la tradition?", demande Nietzsche dans Aurore.
"Une autorité à laquelle on obéit non parce qu'elle ordonne ce qui nous est
utile, mais parce qu'elle ordonne. -En quoi ce sentiment de la tradition se
distingue t-il du sentiment de la peur? C'est la peur qui donne ici ses ordres
(...) il y a de la superstition dans cette peur."