Divertissement pascalien et mauvaise foi
sartrienne
(en quel sens Dieu est-il dangereux ?)
Plan
Introduction
I. Le divertissement chez B. Pascal
1. La condition de l'homme est source d'effroi
2. Le divertissement comme fuite de cet effroi et de soi-même
3. Ce que le divertissement révèle sur l'homme
II. La mauvaise foi chez J.-P. Sartre
1. L'existence précède l'essence (chez l'homme)
2. La mauvaise foi
III. B. Pascal et J.-P. Sartre confrontés à la question de Dieu
Introduction
B. Pascal et J.-P. Sartre sont des auteurs
fort différents et pourtant, d'une certaine manière, très proches l'un de
l'autre. Tous deux, en effet, se sont préoccupés au plus haut point de
cette question, qui constituera l'objet essentiel de notre examen : la
difficulté d'être un homme et, pour ainsi dire, la difficulté tout aussi
grande de résister à la tentation de fuir cette difficulté. Leurs
différences, bien réelles et profondes, comme nous le verrons, tiennent à
l'identification de ce qui rend l'existence humaine difficile, de
ce que signifie affronter cette difficulté, et de ce que signifie
la fuir.
Nous procéderons de manière simple, en trois grands temps : nous
étudierons successivement les pensées respectives de ces deux auteurs,
puis nous les confronterons l'une à l'autre. Dans le cadre de cette
confrontation, nous insisterons sur la question de Dieu et sur la façon
très différente, voire opposée, dont elle intervient dans chacune des deux perspectives.
Les oeuvres sur lesquelles nous nous appuierons seront les
suivantes : pour B. Pascal, uniquement les Pensées, dans l'édition
de F. Kaplan (Paris, Cerf, 1982) - nous donnerons donc nos références
d'après la numérotation de cette édition. Pour J.-P. Sartre,
L'existentialisme est un humanisme et, dans une mesure nettement
moindre, L'être et le néant.
I. Le divertissement chez B. Pascal
1. La condition de l'homme est source d'effroi
Nous partirons
de ce sujet
d'étonnement (§232) : pourquoi les hommes ne se tiennent-ils pas
tranquilles, mais ne cessent de s'affairer à la poursuite d'une infinité
d'objets, se lancent en toutes sortes d'entreprises souvent difficiles et
périlleuses, comme le sont les guerres, la recherche des richesses, la
tentative d'acquérir du pouvoir ? Pourquoi se jettent-ils en de multiples
embarras, peines, souffrances, qu'il serait si aisé d'éviter en menant une
vie simple et paisible ?
La réponse naïve et classique consiste à dire que les hommes (ou du
moins la majorité d'entre eux) manquent de sagesse : ils se
laissent emporter par leurs désirs et leurs impulsions, sans réfléchir,
sans chercher à se modérer ; ainsi courent-ils stupidement à leur malheur,
alors que le bonheur est pour ainsi dire à portée de main. De cette
réponse l'Antiquité gréco-romaine, entre autres, offre des illustrations
célèbres et nombreuses. C'est un trait commun des anciennes sagesses, en
effet, que de professer qu'il n'y a point de bonheur sans maîtrise des
passions – et cela, même si la nature précise
du bonheur est très différente selon les auteurs et les courants (Platon,
Aristote, Stoïciens, Épicuriens...). Le non sage est un insensé qui se
laisse mener par son désir, celui-ci étant orienté et engendré par ce que
lui montrent ses sens de façon directe et immédiate, et qui n'est bien
souvent qu'un ensemble d'apparences. Ainsi est-il embarqué dans une course
effrénée et sans terme après des choses qui sont dans une large mesure des
illusions : des choses fragiles et passagères, incapables de donner
un bonheur durable. La gloire et la richesse, par exemple, sont soumises à
des aléas, à une foule de circonstances qu'il est vain de vouloir
maîtriser tout à fait ; elles peuvent être perdues à tout instant. Bref,
ces choses sont difficiles à obtenir quand on ne les a pas
(efforts, luttes, tracas, etc.), sources de problèmes quand on les
a (les autres les convoitent, il faut les défendre – que l'on pense au
savetier de La Fontaine, à l'avare de Molière, etc. –, leur possible
disparition fait souffrir), et qui plus est, objets d'un désir jamais
satisfait (il est toujours possible d'en avoir plus). La sagesse, nous dit toute l'Antiquité, consiste à se contenter de peu, à ajuster son désir
à ses capacités ; plus précisément, le sage est vu le plus souvent comme
celui qui, au lieu de s'employer à combler un désir insatiable par essence
(véritable tonneau des Danaïdes), s'astreint à désirer seulement ce qui
dépend de lui. Il est indifférent à tout ce qui dépend de facteurs qu'il
ne maîtrise pas (circonstances, hasard, causes extérieures impossibles à
connaître et à contrôler complètement...).
Or selon Pascal cette explication est à rejeter. Il en propose une
tout autre, qui paraît d'abord paradoxale : si les hommes se donnent tant
de soucis, c'est pour être tranquilles, pour avoir la paix. Et cela
non pas du tout en ce sens que, selon Pascal, ils espéreraient (à tort)
atteindre la tranquillité et la paix au terme de leur quête, comme
le fruit de celle-ci. Non : selon lui, c'est cette quête elle-même,
ce sont ses soucis et ses peines eux-mêmes qui leur procurent paix
et tranquillité. Comment est-ce possible ? Parce qu'en s'adonnant à ces
soucis, ils échappent du même coup à autre chose de beaucoup plus
inquiétant. Si en effet les hommes "restaient tranquilles", ils n'auraient
rien d'autre à faire que de penser à eux-mêmes, à leur existence et à sa
fin – aux deux sens du mot "fin" : à son but et à son terme.
Ils ne pourraient éviter de songer à ce que signifie être un homme et
mener une existence d'homme. Or être conscient de telles questions est
source d'une souffrance infinie, d'un insupportable effroi, et ce
pour deux raisons qui se renforcent mutuellement :
- Notre irrémédiable ignorance aussi bien à propos de notre origine qu'à
propos de notre fin (§132 ; §468) ; nous ne pouvons comprendre comment un
être tel que l'homme peut exister, surtout si nous sommes attentifs au
fait que nous sommes des êtres pensants. Pas davantage nous ne
pouvons savoir "ce qui nous attend" après que notre corps aura cessé de
fonctionner et d'être : disparition de tout notre être ? vie
purement spirituelle, éternelle ? – Et faisons attention : n'allons pas
croire que cette ignorance a aujourd'hui disparu, comme si les progrès
réalisés depuis l'époque de Pascal nous permettaient de mettre
l'inquiétude dont il parle au compte de la relative ignorance
scientifique des hommes de son temps. En vérité les avancées de la
science moderne ne nous ont pas fait progresser d'un pas en direction
d'une réponse à la question de l'origine et de la fin de l'être pensant.
Pire : ces avancées ont peut-être permis à beaucoup d'hommes de trouver
une illusion de réponse, et avec elle une fausse quiétude... dans ce cas
la science moderne pourrait bien jouer le rôle (à son corps défendant)
d'un moyen
de se rassurer, c'est-à-dire de cela même dont Pascal est en train de nous parler. Et
loin que cette science ait rendu caduques les pensées de Pascal, il se
pourrait que les pensées de Pascal aient démasqué trois siècles à l'avance
les arrière-pensées qui commandent souvent notre manière de considérer la science.
- La certitude de notre mort (§1 ; §20 ; §32) ; nous ignorons sur quoi
débouche la mort (si elle débouche sur quelque chose), mais nous sommes
absolument certains qu'elle aura lieu. Il y a là une singulière
combinaison de certitude et d'ignorance : nous savons qu'arrivera ce à
propos de quoi nous ne savons rien. Or l'événement en question (la mort)
est celui que nous avons le plus besoin de connaître, aussi celui dont
l'ignorance est la plus effrayante : car de sa signification dépend la
signification de toute notre existence (§1). Tout doit être absolument
différent, dans la conduite de ma vie, selon que ma mort sera une totale
dissolution de mon être, ou une ouverture vers la vie éternelle.
Aussi,
l'effroi qui est le mien devant cette incertitude ne doit pas être
confondu avec une banale peur, pas même avec une simple "peur de mourir"
entendue en un sens instinctif, organique ; car cet effroi concerne en moi
ce qui fait de moi un homme, donc la dimension universelle de mon être, et
non seulement mon individualité particulière. La peur porte toujours sur
un objet bien déterminé, défini, qui menace quelque chose de précis et de
limité : ma vie au sens physique du terme, celle d'autrui, ou encore tel
ou tel aspect de mon existence. Ainsi, si grande qu'elle soit, la peur est
en principe toujours surmontable, ce qui la provoque offre toujours une
prise à la réflexion et à l'action. L'effroi dont parle ici Pascal porte,
lui, sur la totalité de mon être et le sens tout entier de mon existence :
il ne laisse absolument rien à l'abri. Aussi illimité est ce qu'il menace,
aussi indéfini et sans contour précis est ce qui le provoque. Avec lui l'enjeu n'est pas
seulement la "persistance dans l'être", mais le sens ou le non-sens de
l'existence prise dans sa totalité. Dans la mesure où il porte sur
ce qui fait de moi un homme, et non sur ce qui fait de moi tel
homme, il touche à l'essentiel, à ce qui est commun à tous par-delà les
lieux et les temps : personne ne peut donc, en principe, y échapper ;
l'effroi ne dépend d'aucune condition ou circonstance particulière
[1].
2. Le divertissement comme fuite de
l'effroi et de soi-même
Voilà donc ce que les hommes
cherchent à oublier, à fuir : l'effroi qui ébranle la totalité de l'être
pensant lorsqu'il se tourne vers lui-même. Or comment le fuir le plus complètement et le plus sûrement ? En
se jetant à corps perdu dans des occupations qui ne laissent pas de temps
ni de place pour un tel souci. On remplace ainsi le souci
(fondamental) par des soucis (secondaires). De ces derniers Pascal
donne lui-même divers exemples : la chasse, le jeu, la "conversation des
femmes" (!)... mais aussi, on l'a vu, la guerre. Ce dernier exemple doit
retenir notre attention, car il permet d'éviter une méprise : en effet, comme il met en jeu la vie, il peut sembler difficile d'y voir une
activité frivole, donnant lieu à des soucis dépourvus de sérieux.
Pourtant, à y regarder de plus près, même ce souci-là est bien moins
inquiétant que l'effroi évoqué plus haut : le soldat (ou le pirate, etc.),
qui risque sa vie en permanence, est tout entier absorbé par les
nécessités immédiates touchant à sa conservation ; il est "dans le feu de
l'action", et d'une action qui ne laisse pas de répit, qui ne permet pas
de penser, de s'interroger sur soi.
Pour étouffer le souci (unique, total et essentiel), il faut
s'absorber le plus possible dans les soucis (multiples, variables). Il en
résulte ce paradoxe apparent, dont le discernement est de la part de
Pascal un véritable trait de génie : plus on a de soucis et de
problèmes, moins on pense à l'essentiel, et plus on est à l'abri de
l'effroi, et par conséquent tranquille. L'inverse est tout aussi vrai
: plus on est dégagé des soucis et des préoccupations tournés vers
l'extérieur, moins on peut échapper à l'interrogation sur soi, et plus on
est en proie au souci et à l'effroi.
Pascal nous invite donc à distinguer nettement deux formes de
tranquillité ainsi que deux formes d'inquiétude, l'une apparente et
l'autre véritable, qui s'excluent mutuellement.
Celui qui pense sérieusement à sa condition d'homme est
apparemment tranquille : sa vie n'est pas menacée, il ne manque de
rien, il ne "fait rien" mais réfléchit seulement, confortablement "en
repos dans sa chambre"... Mais cette tranquillité apparente et extérieure
va de pair avec le summum de l'inquiétude, c'est-à-dire littéralement
avec l'absence de repos : "in-quiétude" morale, intérieure, portant sur la
totalité et le sens même de l'existence (et non, comme on l'a vu, sur tel ou
tel aspect déterminé et particulier de celle-ci). A l'inverse, celui qui
travaille jour et nuit, qui se débat au milieu de multiples et incessants
problèmes, est apparemment et de manière bien visible dans le
non-repos, l'inquiétude. Mais un tel homme est en vérité au maximum du
repos intérieur : détournée d'elle-même, vierge de toute interrogation sur
l'essentiel, son âme est comme vide, inerte. Bien des "hommes d'affaires"
ou des "hommes politiques" contemporains pourraient en offrir des exemples
accomplis, à l'instar des courtisans de Louis XIV (le monde de Versailles
est en train de naître lorsque Pascal meurt). Sans doute est-ce même un
trait particulièrement typique de la modernité en général : se
délester de tout souci métaphysique en se lançant dans une course sans fin
(et d'autant plus efficace, de ce point de vue, qu'elle est précisément
sans fin) vers des biens souvent matériels, toujours finis et passagers,
donc à renouveler sans cesse ; envisager l'existence comme une suite de
"défis" à "relever" qui mobilisent toute l'attention et toutes les forces,
requérant de nous une attitude de "challengers", de
"spécialistes" et de "professionnels"...
Posséder une tranquillité intérieure (masquée par un non-repos de
surface) en remplacement d'une inquiétude intérieure (masquée par une
tranquillité extérieure), ou plus exactement : fuir la seconde au
profit de la première, tel est le divertissement au sens pascalien
(§232). Comme l'indique son étymologie, le terme contient immédiatement
l'idée de détournement : deuerto, en latin, signifie "se détourner
de son chemin", "s'échapper vers autre chose" (idée que l'on trouve
également dans la notion de diversion) ; en ce sens, divertir
s'oppose à convertir, et le divertissement est le contraire de la
conversion, qui désigne pour sa part un complet changement de
direction faisant passer de l'égarement (ou de l'errance) à la "bonne
voie".
Comme on le voit, le divertissement est un mouvement
essentiellement négatif : il s'agit avant tout de fuir et d'éviter
quelque chose d'infiniment redoutable. Il en résulte une quadruple
conséquence.
a/ - Tout d'abord, comme on le comprend, le divertissement au sens
pascalien est fort différent du divertissement entendu au sens courant (et
aujourd'hui unique) de ce terme. Dans ce dernier cas, il s'agit d'une
simple parenthèse, d'un moment de "détente" dans le cours d'une activité
orientée globalement vers des buts "sérieux" : la profession, le travail
en général, tout ce qui est pénible et exigeant... c'est-à-dire vers les
buts qui, selon Pascal, sont précisément ceux du divertissement, ou
peuvent le devenir ! Quant au divertissement pris en son sens pascalien,
justement, il est dans sa logique de ne pas être une simple parenthèse,
mais de s'étendre à toute l'existence : sa raison d'être est en effet de
ne laisser aucune place à autre chose que lui ; il ne remplirait pas son
rôle s'il ne remplissait pas la vie. Ceux qui consacrent leur existence à des
travaux immenses et absorbants, dont ils entrecoupent l'exercice par de
courtes plages de détente, croient ne consacrer que bien peu de temps au
divertissement : en vérité pour Pascal, ils s'y adonnent en permanence,
soit qu'ils se consacrent à des activités futiles à leurs propres yeux
(divertissement au sens courant/moderne), soit qu'ils se consacrent à des
tâches sérieuses à leur sens, mais tout aussi futiles en fait, eu égard à
ce qui est l'essentiel et le sérieux véritables (divertissement au sens
pascalien).
b/ - Ensuite, comme les activités auxquelles on s'adonne ainsi ont
davantage pour sens de nous éloigner de l'effroi, que de nous permettre
d'obtenir les biens qu'elles visent, cela conduit à préciser ce qu'il en
est de leur véritable but. Ce but n'est pas la richesse, la gloire ou le
pouvoir, comme on pourrait le croire. Pascal le montre en faisant
remarquer que, si l'on nous donnait tout cela immédiatement, sans que nous
ayons à nous donner de la peine pour les obtenir, nous n'en voudrions pas.
Et cela, non pas parce que ce serait "trop facile", "pas amusant" ou "pas
gratifiant" : mais parce qu'alors, ces activités ne joueraient plus
leur rôle fondamental, qui est d'occuper notre esprit pour
l'empêcher de se tourner vers l'essentiel. L'important n'est donc pas la
prise, mais la chasse elle-même : car c'est elle (et non un lapin par
exemple) qui nous détourne de l'effroi. En ce sens le vrai but de
l'activité de divertissement est l'activité elle-même, le non-être-en-repos – qui est en vérité, comme on l'a vu, repos, ou
"sommeil" comme dirait Socrate. Il en résulte un curieux
chassé-croisé concernant ce qui est but et moyen, dans le divertissement
tel que Pascal l'entend :
A première vue, travailler à faire fortune, par exemple, est le
moyen d'obtenir la fortune, qui est le but. Mais en fait, l'on
ne cherche pas la fortune, mais l'oubli de sa misère (non sa misère
matérielle, mais métaphysique et morale, c'est-à-dire le caractère
terrifiant de la condition d'homme). La fortune n'est donc pas le vrai
but. En un sens c'est plutôt la recherche même de la fortune qui l'est :
on chasse pour chasser, en vérité, et non pour attraper tel ou tel gibier.
Mais c'est pour oublier l'effroi que l'on chasse pour chasser ; la
recherche, la chasse sont bien en dernier ressort des moyens, mais il
faut que gloire, richesse et pouvoir soient visés comme des buts
pour que leur recherche soit un moyen efficace d'atteindre le
vrai but. C'est la logique du divertissement qui l'exige : seul un but
peut être son moyen adéquat, et un but au service duquel tout le reste soit
ravalé au rang de moyen.
c/ - Il faut comprendre encore que la nature précise des activités
exercées est, au bout du compte, secondaire, et qu'il n'y a pas vraiment
d'activité qui serait divertissante (au sens pascalien) par nature
– même si les propos de Pascal lui-même donnent parfois l'impression
contraire.
Notre auteur, on l'a vu, mentionne bien certaines activités
précises comme illustrations du divertissement : la guerre, la
conversation des femmes, la chasse, les jeux... Il peut ainsi donner à
croire que le divertissement serait intrinsèquement lié à certaines
activités et non à d'autres. Mais si l'on a compris la logique du
divertissement, l'on voit du même coup qu'il ne peut s'agir en vérité que
de simples exemples. Quelles doivent être, en effet, les caractéristiques
essentielles d'une activité, pour que celle-ci soit divertissante au sens
pascalien ? Elles se ramènent à une : il faut qu'elle soit aussi
absorbante que possible, qu'elle accapare entièrement l'esprit. Or
qu'est-ce qui va faire que ce sera le cas ? Non pas tant ses caractéristiques
propres que notre "investissement" en elle, l'importance que nous
allons lui accorder. Sans doute est-il vrai que la guerre est pour ainsi
dire particulièrement absorbante par nature, puisqu'on y risque sa vie à
chaque instant, que l'urgence nous y presse sans répit, alors que la
pratique de la broderie laisse bien davantage à l'esprit le loisir de
vagabonder ; l'on peut donc reconnaître que, du point de vue du
divertissement, toutes les activités ne se valent pas, que certaines y
sont plus propices que d'autres. Mais il reste que tout tient finalement,
non dans les activités elles-mêmes, mais dans l'état d'esprit avec lequel
on les pratique : c'est une décision, venant de nous, qui va
leur faire jouer le rôle de facteurs de divertissement. L'on
peut s'adonner à une activité fort prenante par elle-même (comme le combat
guerrier), sans pour autant s'y absorber plus que la stricte nécessité ne
l'exige ; et inversement l'on peut conférer à une activité en elle-même insignifiante
une importance si grande, que la vie entière en vienne à graviter autour
d'elle, chassant ou renvoyant au second plan tout autre souci. Le
divertissement est bien une attitude, qui peut "en droit" s'emparer
de toute activité et la faire servir à ses fins.
d / - Il faut enfin voir dans le divertissement pascalien, en
dernier ressort, une fuite de soi-même. Il nous tourne en effet
vers des choses fort diverses, mais qui ont toutes en commun d'être
extérieures à nous, et (disons-le ainsi par commodité) qui relèvent de
l'ordre de l'avoir : ce sont toutes des choses qu'il s'agit de posséder.
D'un tout autre ordre est le souci portant non pas sur ce que j'ai, mais
sur ce que je suis et sur ce que je dois tenter de devenir. Il y a là deux
ordres de choses bien distincts, qui vont de pair avec deux types de
problèmes fondamentalement différents :
- les soucis portant sur l'avoir mettent aux prises avec des problèmes
techniques, c'est-à-dire des problèmes portant sur les moyens à
employer pour atteindre tel ou tel but (comment faire pour obtenir
tel poste ? décrocher tel contrat ? conquérir telle femme ? etc.). De tels
soucis et de tels problèmes ne font pas entrer en jeu mon être, ce
que je suis ; les efforts et les luttes qu'ils me demandent
s'exercent à l'extérieur de moi, sur les autres, les choses, la nature, la
société, etc.
- le souci portant sur l'être met aux prises avec des problèmes moraux,
c'est-à-dire des problèmes portant sur les fins que je dois viser,
et m'amènent à lutter contre moi-même : contre les désirs, tendances et
intérêts qui, d'eux-mêmes et immédiatement, ne sont pas nécessairement
conformes à
ce qu'exige ma qualité d'homme.
Suite à venir
[1]
: Sur ce point, Pascal anticipe sur ce que Kierkegaard, au XIXe siècle,
puis Heidegger, au XXe siècle, diront (chacun à leur manière) de l'angoisse
distinguée de la simple peur. |