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Ethique et génétique

(suivi d’une « bibliographie sommaire »)

  

 

 

Quelques indications sur le sens général de la notion d’éthique

 

   L’éthique est le domaine dans lequel il s’agit de s’interroger sur, et de déterminer, des obligations et des interdictions (ce que l’on doit faire, ce que l’on ne doit pas faire) d’un genre spécifique : celles qui sont relatives à la personne humaine, comme telle, de façon tout à fait universelle, (indépendamment de ses caractéristiques particulières, qui sont variables selon les lieux et selon les temps), dans ses rapports avec les autres et dans ses rapports avec elle-même.

   La réflexion sur l’éthique implique donc nécessairement les interrogations suivantes : que signifie donc être humain ? Y a-t-il des actes, des comportements qu’il faut adopter, ou qu’il ne faut pas adopter, du fait que l’on a affaire à un être humain ?

   Toute prise de position en matière d’éthique suppose une prise de position sur ce qu’est l’être humain dans son essence, c’est-à-dire : dans ce qui le définit fondamentalement. Cela, qu’on en soit conscient ou non, qu’on le veuille ou non : il y a, en effet, un lien direct entre la manière dont on conçoit un être, et la manière dont on estime pouvoir le traiter.

   Une des raisons de la difficulté actuelle à clarifier les problèmes éthiques est sans doute que, pour toutes sortes de raisons, on a perdu de vue la réflexion sur l’essence de l’homme : on est dans une situation inextricable, puisque l’on doit dire comment l’homme doit être traité, alors que l’on ne sait plus très bien ou même plus du tout ce que l’homme est : un mammifère plus évolué, plus complexe ? Un produit de l’éducation et de la société ? Une combinaison des deux ? Une âme éternelle, provisoirement exilée dans un corps ? Un esprit incarné ? Or selon le cas, les conséquences seront très différentes en ce qui concerne les obligations et les interdictions qui touchent au comportement que l’on doit avoir avec lui.

  

   Pour le confirmer, considérons ce que l’on peut appeler la position classique (dans le domaine religieux : judaïsme, christianisme ; dans le domaine philosophique : KANT) :

   L’être humain est, en tant que tel et de façon inconditionnelle, un être à part entière, unique et irréductible à quoi que ce soit d’autre que lui-même. Par conséquent :

   Il n’est pas seulement un exemplaire parmi d’autres d’une espèce biologique

   Il n’est pas seulement un représentant parmi d’autres d’une certaine civilisation, d’une certaine société, d’une certaine classe sociale

   Il n’est pas non plus une combinaison des deux (nature + culture, ou en termes plus modernes : hominisation + humanisation) ; car cette combinaison, quelle qu’elle soit, ne donnerait toujours lieu qu’à un être qui ne serait rien de plus qu’une somme de caractéristiques, sans rien qui soit radicalement autre, incomparable et irréductible).

   Quelque chose, en cet être, fait qu’il ne se résume à aucune des caractéristiques que l’on peut énumérer à son sujet, ni même à la somme de toutes ces caractéristiques ;  quelque chose, donc, qui lui confère une valeur absolue. Ainsi KANT fait-il la distinction entre l’ordre des choses et l’ordre des personnes : les choses ne sont rien de plus que l’ensemble de leurs caractéristiques, elles sont comparables, mesurables, elles ont une valeur toujours finie, relative et conditionnelle : elles ont un PRIX, et peuvent être traitées comme des MOYENS ou des INSTRUMENTS ; les personnes sont des êtres radicalement incomparables, impossibles à mesurer, elles ont une valeur absolue et inconditionnelle : elles ont une DIGNITE et doivent être traitées comme des FINS EN SOI, c’est-à-dire : des êtres qui ont leur raison d’être, leur destination en eux-mêmes.

   La DIGNITE étant définie comme valeur absolue, elle n’admet pas le degré ; elle est ou elle n’est pas, absolument, sans intermédiaire. Remarquons que c’est en CE sens que « tous les hommes sont égaux ». Sous tout autre rapport que celui-là, ils sont au contraire inégaux (capacités physiques et intellectuelles, situations sociales, richesse, santé, etc.). Cette égalité ne signifie pas que tous les hommes auraient un prix identique, mais que tous les hommes sont identiques en ceci qu’aucun prix ne peut leur être attribué.

   C’est la dignité qui est source d’obligations éthiques (par ex. : proscription de l’esclavage, parce que celui-ci consiste à traiter l’être humain comme une chose, un instrument — cf. ARISTOTE : l’esclave est un « instrument animé »  — auquel on fixe un certain prix, fini, relatif et variable). De façon tout à fait générale, cette dignité implique la proscription de toute attitude en laquelle et par laquelle autrui serait réduit au rang d’être mesurable et utilisable. Inversement, il y a des obligations positives : tout ce qui est nécessaire pour que, en autrui, vive et se développe la conscience de cette dignité. En particulier, l’EDUCATION, conçue comme acheminement de l’autre à la conscience et au respect de sa propre dignité et de celle des autres, apparaît comme un devoir éthique essentiel, peut-être même le devoir éthique par excellence.

   Logiquement, les obligations (positives ou négatives) que la dignité implique ont, comme la dignité elle-même, un caractère absolu : elles doivent primer sur toute autre considération (l’intérêt ou le plaisir, qu’ils soient personnels ou collectifs), parce qu’elles concernent l’ESSENTIEL, ce par rapport à quoi tout le reste est secondaire, ce par rapport à quoi tout le reste est relatif. Ces obligations sont alors conçues comme ayant un fondement objectif, radicalement indépendant des points de vue, intérêts, sentiments. Il faut insister particulièrement sur ce dernier point : l’éthique n’est pas une affaire de sentiments, mais soumission des sentiment à l’autorité de principes. Opinions, intérêts et sentiments doivent, dans cette optique, s’incliner devant l’éthique.

   Comme on le voit, cette conception de l’éthique diffère fortement d’une approche actuelle, essentiellement anglo-saxonne, qui tend à n’accepter que des normes issues d’un contrat, d’une négociation, d’un « consensus », autrement dit des normes n’ayant rien d’absolu, demeurant toujours, en principe, révisables.

   Pour KANT au contraire, l’impératif moral ou éthique est un impératif CATEGORIQUE, c’est-à-dire inconditionnel, alors que tous les autres impératifs sont HYPOTHETIQUES, c’est-à-dire relatifs à certaines conditions. Cette distinction est très importante pour réfléchir sur notre thème (éthique et génétique) car elle permet de bien séparer le domaine éthique et le domaine technique, alors que, comme on va le voir par la suite, ces domaines sont parfois confondus dans certains cas, plus ou moins sciemment.

   Ainsi donc : tout ce qui est possible techniquement n’est pas moralement souhaitable. TOUT COMPORTEMENT ETHIQUE SUPPOSE DE RENONCER A CERTAINES CHOSES QUE L’ON EST POURTANT CAPABLE DE FAIRE. Un exemple tout simple permet de le comprendre : si je rencontre une vieille dame dans une rue sombre et isolée, je PEUX lui voler son argent, l’agresser, etc. C’est techniquement réalisable, et même, en l’occurrence, facile. Mais l’éthique me demande justement de ne pas le faire ; l’éthique me demande de ne pas faire quelque chose alors que cela est pourtant POSSIBLE (au sens où c’est matériellement réalisable).

   On voit ainsi le caractère sophistique de l’idée, assez répandue, selon laquelle tout ce qui est possible doit nécessairement être réalisé (à cet égard, nous envisagerons plus bas l’exemple du clonage). Le sens de cet idée est que le progrès consiste à utiliser toutes les possibilités technique, que toute nouvelle possibilité technique est EN SOI un progrès, que tout ce qui PEUT être DOIT être. Cette vision des choses signifie tout simplement la disparition pure et simple de l’idée même d’éthique, ou d’exigence morale.

   On voit également le caractère inadmissible de l’idée selon laquelle l’éthique aurait à s’adapter aux progrès scientifiques. Par essence, l’éthique est ce qui n’a pas à s’adapter à quoi que ce soit, mais elle est au contraire ce à quoi TOUT le reste doit s’adapter, parce qu’elle est ce qui doit primer sur TOUT. Cela n’est nullement un « impérialisme », ni un refus du progrès, mais simplement l’affirmation que TOUT doit être subordonné au respect et à la promotion de la dignité humaine. Encore une fois, cela implique certes de renoncer à certaines choses, mais ce renoncement n’est pas à déplorer ; il est justement indissociable de cette dignité, il est ce qui fait toute la grandeur de l’homme : celui-ci, en tant qu’être libre, est capable de s’interdire certaines choses à lui-même, volontairement et librement. Un tel renoncement (comme dans l’exemple de la vieille dame, mentionné plus haut) ne signifie pas la perte de la liberté, mais tout au contraire la plus haute affirmation de celle-ci. Exactement de la même façon, s’incliner devant la dignité d’autrui, ce n’est pas s’abaisser, mais se grandir.

 

Les problèmes liés à la génétique et à ses progrès

 

   Les progrès de la génétique donnent lieu à un approfondissement de la connaissance du corps, et, avec l’aide des moyens techniques, à l’augmentation de notre capacité d’agir sur lui. De nouvelles possibilités d’action apparaissent ; il y a des choses que l’on est désormais CAPABLE de faire ; le champ du POSSIBLE s’est considérablement étendu.

   Mais comme l’éthique est, par définition, une question d’attitude par rapport au domaine du possible, l’extension de ce domaine ne change rien au problème de fond ; cette extension ne peut faire surgir à proprement parler aucun problème nouveau. Il s’agit toujours de la même question : ce que nous sommes capables de faire, devons-nous le faire ? Est-ce compatible avec les exigences fondamentales du respect de la dignité de la personne humaine ? Plus précisément : comme ces exigences, ainsi qu’on l’a vu, ne PEUVENT pas changer et PRIMENT sur toute autre considération, la question n’est JAMAIS de savoir SI elles doivent s’appliquer aux nouvelles possibilités d’action, mais seulement de savoir COMMENT elles doivent le faire.

  La véritable difficulté vient donc, non pas du caractère spectaculaire et inattendu des progrès scientifiques, mais du flou qui règne dans la majorité des esprits au sujet de l’homme, de ce qui fait l’essentiel de son être (son humanité même), et donc de la façon dont il doit ou ne doit pas être traité. Le problème n’est pas que les principes éthiques sont mal « adaptés » (car ils n’ont pas à s’adapter à quoi que ce soit), mais que l’on ne sait plus ou que l’on ne VEUT plus les reconnaître.

EN SOMME : Il y a des idées reçues, des « évidences » qui rendent les questions éthiques particulièrement difficiles, NON PAS D’ABORD parce qu’on n’arrive pas à y répondre, mais parce qu’on n’arrive même pas à les poser (ou peut-être que l’on ne VEUT pas les poser). Dans bien des cas, ces questions ne sont même pas posées, même pas vues comme telles, souvent en toute bonne foi. Aussi, le premier effort à faire doit viser à reconnaître QUAND les questions éthiques se posent. Cela oblige à se dégager des préjugés et évidences qui ont pour résultat d’occulter certains problèmes de fond.

 

Eclairons ceci à l’aide d’un exemple précis :

   On fait, grâce aux avancées de la génétique et de la technique, un diagnostic prénatal ou préimplantatoire (ici, cela ne fait pas de différence) ; il en ressort que l’enfant à naître sera atteint d’une maladie incurable, très invalidante, débouchant sur un décès à court ou moyen terme. Exemple : mucoviscidose ; myopathie de Duchenne ; chorée de Huntington (décès assuré vers 40 ans). On en tire la conclusion : il faut DONC pratiquer une IVG.

   Cette conclusion est présentée comme découlant LOGIQUEMENT et tout naturellement du diagnostic. On considère que l’attitude à adopter à la suite du verdict s’impose d’elle-même : on n’a pas le choix, on est « bien obligé » de faire une IVG.

   Or si l’on y regarde de plus près, justement de manière froide et logique, on constate que cette conclusion : « il faut » faire une IVG, repose sur certains présupposés, certaines « évidences » d’ordre philosophique et éthique, dont la justesse ne va pas de soi :

   En effet on affirme implicitement que, passé un certain seuil d’invalidité, de souffrance et de brièveté, la vie ne vaut pas d’être vécue ; alors, on considère que dans l’intérêt de l’enfant lui-même, il est mieux de ne pas vivre du tout, plutôt que de vivre ainsi. C’est CELA et cela seul qui justifie le « donc ». Or, dire ou supposer cela, c’est se prononcer sur la valeur et le sens de la vie humaine ; c’est répondre à une interrogation d’ordre philosophique : qu’est-ce qui fait le sens de la vie humaine ? A quelles conditions une existence est-elle vraiment humaine, et est digne d’être vécue ? Remarquons bien qu’il s’agit là de questions éternelles, que l’on trouve posées explicitement dès les débuts de la réflexion philosophique — mais même avant cela, sous une forme plus implicite, dès l’apparition de l’humanité : toute trace d’une représentation (symbolique, religieuse en particulier) de l’homme et du monde est le signe d’une telle interrogation.

 

   Il faut donc bien voir que ce qui était présenté comme une nécessité objective, technique, ne laissant place à aucun choix, est en réalité le fruit d’une décision, prise en fonction de certains critères d’ordre non technique. Il y a bien un problème éthique, là où on croyait qu’il n’y en avait pas. A cette question on apporte de fait une réponse, mais sans être passé par l’examen de la question ; l’attitude adoptée résulte d’une soumission à une simple opinion, une évidence, une idée reçue.

   En l’occurrence, sans s’en rendre clairement compte, on fixe à la vie humaine un certain prix, c’est-à-dire une valeur finie, et soumise à certaines conditions. Une telle position est extrêmement problématique ; indiquons, à cet égard, trois points :

 

1) En tant qu’elle est humaine, et non pas seulement animale, organique, l’existence peut-elle être mesurée à l’aide de critères tels que la souffrance, les capacités et performances physiques ou intellectuelles ? Va-t-il de soi que l’existence humaine est d’autant plus souhaitable et bonne qu’elle occasionne moins de souffrance ? Le but de l’existence humaine est-il de souffrir le moins possible ? Il ne s’agit pas ici de prétendre répondre à ces questions, mais d’admettre tout simplement qu’elles se posent et que leur réponse n’est pas évidente.

   Remarquons tout de même que tout ce qui est douloureux n’est pas ipso facto mauvais, exactement comme tout ce qui agréable n’est pas forcément bon ; il se pourrait bien qu’un monde sans souffrance, ou qui verrait dans la souffrance quelque chose d’absolument négatif, serait inhumain. Car tout ce qui est proprement humain implique à quelque degré une capacité à s’imposer ou à supporter des désagréments ET à s’abstenir de certains plaisirs ; cela implique une lutte contre soi-même et ses penchants. BREF : si tout ce qui est douloureux est à éviter, et si corrélativement tout ce qui est jouissif est à rechercher, on débouche sur une existence qui n’a plus rien d’humain. Un exemple parmi bien d’autres qui donne à réfléchir sur ce point : le fameux roman de Huxley, Le meilleur des mondes, dans lequel on voit le caractère inhumain d’un monde fondé sur la fuite systématique de toute souffrance ; inversement en quelque sorte, dans La montagne magique de Thomas Mann, on voit comment l’existence souffrante est pleinement humaine, et même comment l’humanité peut s’approfondir dans ces conditions et grâce à elles.

 

2) De tels critères (souffrance, infirmité) relèvent de l’ordre du relatif et du degré, ce qui pose le problème insoluble de la limite au-delà de laquelle on devrait considérer que la vie humaine ne vaut plus d’être vécue. Il est aisé de voir qu’il n’y a aucun critère objectif et neutre du supportable et de l’insupportable ; ces notions sont toujours dépendantes d’une certaine conception de l’existence, et non pas de faits scientifiquement connaissables. Elle est donc variable, non seulement d’un individu à l’autre, mais pour un même individu au cours du temps (ce qui rend problématique même le critère qui semble le plus assuré, c’est-à-dire : les réclamations de l’intéressé lui-même). Comment décider à la place d’un individu encore à naître ce qui est tolérable ou non par lui ? Ne va-t-on pas décider de son sort en fonction d’une mesure de l’intolérable qui ne sera même pas la sienne, mais celle que d’autres auront fixé pour lui (médecins, parents, etc.) ? Or n’avons-nous pas l’occasion de voir des gens mener une existence qui nous paraît « invivable », alors qu’eux en jugent tout autrement ?

 

3) Enfin une remarque significative, qui elle aussi donne à réfléchir lorsqu’on la considère de près. Il y a des gens, non pas encore à naître mais bel et bien nés (enfants, adolescents ou même adultes) qui sont atteints de maladies extrêmement invalidantes (on connaît l’exemple célèbre du physicien anglais S. Hawking ; mais il y a évidemment une foule de gens parfaitement inconnus qui sont dans le même cas). Or il ne viendrait à l’idée de personne de contester que ces êtres sont des personnes humaines à part entière, ni que leur existence est pleinement humaine — peut-être même beaucoup plus profonde et riche que bien des vies de gens « bien portants », qui peuvent être parfois prodigieusement inconsistantes. La plupart des gens conviennent même que, puisque cet être est particulièrement fragile, il faut s’en soucier et l’aider d’autant plus. IL Y A DONC LA UN PROBLEME DE COHERENCE, qui lui aussi a tendance à passer inaperçu : si on s’interdit de décider de la valeur ou de la non-valeur de l’existence d’une personne invalide lorsqu’on l’a devant soi, on doit logiquement adopter la même attitude lorsque cette personne est encore à naître.

   Soyons attentifs à ce que disent de très nombreux parents ayant décidé de laisser naître un enfant fortement handicapé : ils ont un frisson rétrospectif à l’idée qu’ils auraient pu interrompre le développement de cette vie, et cela non pas seulement pour des raisons d’ordre affectif (c’est la « chair de leur chair », quoiqu’il en soit), mais parce qu’ils réalisent que l’être qui est devant eux est pleinement humain, et que l’humanité d’un être ne peut absolument pas se mesurer en terme de performances, de capacités, etc.

 

   Concluons sur cette question des problèmes éthiques passant inaperçus, et sur l’exemple mentionné plus haut : un examen un peu attentif révèle vite que la solution de l’interruption de grossesse 1) n’est pas une nécessité technique mais le résultat d’un choix, et 2) n’est nullement la seule possible. Le dépistage précoce d’une maladie très invalidante peut très bien déboucher sur la conclusion suivante : va arriver au monde un être diminué, fragile, particulièrement dépendant,  DONC prenons toutes les dispositions possibles pour lui assurer les meilleures conditions de vie possible, et pour faire en sorte que cette vie soit la plus humaine possible. CE « DONC » EST AU MOINS AUSSI JUSTIFIE QUE CELUI VU PLUS HAUT (c’est-à-dire : « donc » il faut faire une IVG).

 

   Il y a également un problème éthique, concernant non plus l’alternative radicale de la vie et de la mort (cas précédent), mais la question de savoir s’il est moralement admissible de décider à l’avance des caractéristiques d’un être humain. Cette fois le choix n’est plus négatif (empêcher ce dont on ne veut pas), mais positif (obtenir ce que l’on souhaite). Le problème se pose car cette possibilité existe : la procréation médicalement assistée rend possible de choisir une foule de caractères physiologiques de l’enfant à venir (sexe, taille, couleur, etc.). Or il semble difficile de ne pas admettre que de telles pratiques auraient (ou ONT, car cela se fait par exemple aux Etats-Unis : cf. le cas d’une célèbre actrice — Jodie Foster — qui a eu un enfant « sans père », par insémination du sperme d’un « donneur », et après un choix circonstancié des caractéristiques de celui-ci), de telles pratiques, donc, auraient pour signification de réduire la personne à venir au rang d’objet, que l’on façonne à sa guise, en fonction de critères qui sont 1) toujours discutables, car cela présuppose l’établissement, par le décideur, d’un modèle de perfection qui engage une prise de position sur ce qu’est l’essence de l’être humain, et 2) qui sont de toute façon appliqués de l’extérieur et imposés par la volonté d’un autre.

   Remarquons que ce dernier point est capital : ils sont imposés par la volonté d’un autre, et non par la NATURE, qui elle ne « veut » rien mais est comme elle est. Il faut donc voir le caractère fallacieux du raisonnement, qui consisterait à dire qu’il n’y a pas là de vrai problème, puisque de toute façon, nos caractères physiologiques nous sont bien imposés de l’extérieur même lors d’une naissance tout à fait « naturelle ». Car 1) une chose est de recevoir des caractéristiques en vertu de processus physiques, qui suivent leur cours sans pouvoir faire autrement et derrière lesquels il n’y a pas de volonté à l’oeuvre : ils sont à considérer comme relevant de la part de contingence qui demeure irréductible en toute existence humaine, et qui marque que nous autres, êtres humains, nous ne pouvons pas (et peut-être même que ns ne devons pas) prétendre décider de tout. Mais 2) autre chose est de se voir façonné de manière consciente et volontaire par d’autres que soi. Car cette fois-ci, on se trouve assimilé à un matériau, dont quelqu’un a disposé à sa guise, qui a fait tel choix alors qu’il aurait pu en faire un autre. On est alors en droit de demander des comptes à quelqu’un du fait que l’on est ainsi et pas autrement. La difficulté qui consiste à assumer les caractéristiques dont on se trouve affublé change complètement de nature. Et quel regard portera ou porteront le ou les décideur(s) de ce façonnement sur l’enfant qui en est, jusqu’à un certain point, le résultat ? Comment parviendront-ils à voir en lui autre chose que le simple produit de leur désir, un matériau qu’il est encore et toujours permis de pétrir ? Quant à l’enfant lui-même, on doit s’attendre logiquement à ce qu’il voit en eux non pas des parents, mais des démiurges ou des sortes de sculpteurs ; conjointement il ne pourra manquer d’en conclure qu’il n’a pas été désiré pour lui-même, mais qu’il n’a été qu’un moyen de leur satisfaction. (cf. l’ouvrage de D. Folscheid et al., mentionné plus bas dans la bibliographie, p.206 ; p.209).

   Cela invite à apporter sur ce point une dernière précision, visant à éviter une autre méprise : celle qui consisterait à croire que ce façonnement, cette attribution extérieure et volontaire de certaines caractéristiques se fait de toute façon, mais cette fois par le biais de l’EDUCATION. Car il y a lieu de se demander si l’éducation d’un enfant peut et doit consister à imprimer en lui telle ou telle caractéristique : rien n’est moins sûr. Sans entrer ici dans de longs développements sur la notion d’éducation, indiquons toutefois ceci ( NB : pour approfondir on peut lire a) sur ce même site, les textes sur L’éducation, dans le menu « Atelier philosophique », et b) mon ouvrage Nature et formes du don, lui aussi présenté sur ce site, en particulier Deuxième partie, Chapitre premier).

   Le but d’une véritable éducation pourrait bien être, non pas de faire en sorte que l’enfant présente telle et telle caractéristique, ou qu’il soit capable de remplir telle ou telle fonction (en particulier : qu’il soit bien « adapté » à la société en laquelle il vit, qu’il exerce tel ou tel genre de métier) — cela, ce serait du DRESSAGE —, mais de faire en sorte qu’il devienne un être libre, c’est-à-dire un être qui soit justement quelque chose d’autre et quelque chose de plus qu’un simple ensemble de caractéristiques, et qui soit irréductible à toute fonction quelle qu’elle soit ; non un moyen (comme c’est le cas de l’animal dressé) mais une fin en soi. Sur ce point, l’enseignement de Platon reste irremplaçable — en particulier dans la République. En résumé : éduquer signifie rendre l’autre capable d’être vraiment le sujet de son existence, c’est-à-dire capable de s’interroger sur lui-même, sur ce qu’il pense et fait, ET NON PAS de se comporter et de penser d’après des évidences ou des habitudes reçues de l’extérieur et passivement. La capacité de s’interroger est le signe d’une distance intérieure qui fait que, quels que soient les conditionnements physiques ou sociaux, l’on peut prendre du recul par rapport à eux, et décider de s’y soumettre ou non.

BREF : l’éducation véritable ainsi conçue est EXACTEMENT LE CONTRAIRE d’un dressage ou d’un façonnement, et réciproquement, le désir de modeler souverainement un être grâce aux nouvelles possibilités techniques n’est pas un prolongement de l’éducation mais la NEGATION MEME de toute éducation correctement comprise.

 

   En s’aidant de ce qui précède, l’on peut enfin proposer quelques remarques sur le clonage.

On y retrouve le problème posé par la réduction de l’être humain à un matériau ou à un moyen, destiné à remplir une certaine fonction ou à satisfaire un certain désir. C’est évidemment le cas quand on envisage de cloner un être humain pour obtenir ainsi un réservoir d’organes en vue d’éventuelles transplantations ultérieures : il est vu alors comme une CHOSE (ou une somme de choses, d’organes) entièrement disponible. Ici, la violation de l’humanité même de l’homme est flagrante, à moins de supposer que le clone ne serait rien de plus qu’un organisme, dépourvu de conscience et de personnalité

   La situation est un peu moins claire quand on voit en lui un double, un « autre soi-même », en lequel on se prolonge soi-même ; c’est le cas dans l’optique du fantasme de l’immortalité : en me clonant, je me duplique indéfiniment moi-même, sans limite. Le clone est vu alors comme un être humain à part entière, pourvu de conscience et de personnalité (sinon, quel intérêt ?), mais en même temps, l’on attend de lui qu’il soit l’exacte copie d’un autre être humain, ce qui est pourtant incompatible avec l’idée même d’humanité. Là encore se constate une extrême confusion quant à ce qui fait l’humanité même de l’homme : est-ce son patrimoine génétique, ou autre chose qui précisément est irréductible à seule dimension biologique ?

   Si c’est autre chose (l’esprit, la conscience), on doit logiquement admettre que cet « autre chose », PAR DEFINITION, n’est pas clonable. Comme le dit JF. Mattei (le généticien) : « On peut sans doute cloner un patrimoine génétique, on ne peut pas cloner une conscience » (D. Folscheid, ouvrage mentionné, p.469). Du coup, mon clone ne sera pas moi, mais un être pleinement distinct ; par conséquent, un être qui ne peut absolument pas être traité comme un instrument ou un matériau, qui ne peut être désiré que pour lui-même, non pour satisfaire mon désir. Il sera, pour moi-même, un AUTRUI, fondamentalement comme les autres. On retrouve alors le cas des jumeaux homozygotes, qui ne sont pas un être humain en deux exemplaires, mais bien deux êtres humains ayant chacun une dignité infinie. Mais on voit bien que, du même coup, le clonage perd tout intérêt ! Il est intéressant de le remarquer : si on disait à tout candidat au clonage que le clone à venir devra être traité absolument comme une personne humaine, pourvu de toute la dignité et de tous les droits qui s’y attachent, il est à supposer qu’il n’y aurait plus beaucoup de clients : ce qui en dit long sur la nature des motivations ici à l’œuvre !

   Corrélativement, je ne peux considérer que mon clone (ou mon jumeau homozygote) est littéralement un autre moi, que si je considère d’abord que moi-même je ne suis rien de plus que la résultante de mon patrimoine génétique : car il n’y a que cela qui soit clonable. Alors mon clone est bien moi, mais à condition que moi-même je ne sois qu’un amas d’organes et de cellules, c’est-à-dire autre chose qu’un être humain.

   Moyennant quoi celui qui pratiquerait le clonage aurait toutes les chances d’être dans une situation doublement insoutenable du point de vue éthique : d’une part, en dégradant autrui au rang d’une simple chose, d’autre part, en se dégradant soi-même de la même façon.

 

Gildas Richard
(écrire à cet auteur)
 

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

 

 

D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Mattéi, Philosophie, éthique et droit de la médecine, Paris, PUF, coll. « Thémis Philosophie », 1997. Ouvrage récent, fort bien fait, présentant les réflexions de philosophes, de juristes et de scientifiques, avec une très riche bibliographie à laquelle je me permets de renvoyer.

 

J’indique simplement, de façon toute particulière :

 

Marie-Magdeleine CHATEL, Malaise dans la procréation. Les femmes et la médecine de l’enfantement, Paris, Albin Michel, 1993.

 

C. Bruaire, Une éthique pour la médecine, Paris, Fayard, 1978 ; L’être et l’esprit, Paris PUF, 1983.

 

Kant, Les fondements de la métaphysique des moeurs (très nombreuses éditions de poche).

 

Platon, La république ( idem).

 

G. Richard, Nature et formes du don, Paris, L’Harmattan, 2000.

 

 

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