Retour au sommaire de Cours et conférences
De façon tout à fait générale, interpréter signifie : donner un sens. S'il faut donner un sens, c'est soit que l'objet en question (une parole, une chose, une œuvre...) n'en a pas par lui-même, soit qu'il en a plusieurs (et il faut éventuellement en choisir un), soit qu'il en a un seul mais qui ne se manifeste pas de façon immédiate et évidente (il faut donc chercher à le découvrir et à l'exprimer). C'est donc sur ce genre de choses que l'interprétation porte uniquement. Inversement : ce qui ne peut avoir qu'un sens et un seul, de façon manifeste et sans équivoque, cela n'a pas à être interprété. Ex : un théorème de mathématiques ; ou encore : tel mot ou telle phrase dans un texte, qui peuvent être pris en plusieurs sens, mais dont le texte par son ensemble indique clairement comment il faut l'entendre. Dans tous les cas, il s'agit pour l'interprète d'apporter quelque chose ; l'interprétation est une action qu'il exerce sur l'objet. Mais qu'apporte-t-il au juste ? Deux grands cas de figure très différents à distinguer :
- s'agit-il de donner un sens, de l'extérieur, à ce qui n'en a pas ? alors on risque fort d'être dans la subjectivité arbitraire, dans l'opinion. Chacun peut décider du sens, donner celui qu'il veut ; cela signifie que l'objet est absorbé par la subjectivité, qui le livre entièrement à ses tendances. Derrière cette conception de l'interprétation, il y a l'idée que les choses n'ont aucun sens en elles-mêmes, objectivement, et que c'est seulement nous qui leur en donnons un. On est alors fort proche de l'attitude du relativisme (Protagoras).
- s'agit-il d'aider le sens à se manifester ? dans ce cas, on admet qu'il y a un sens indépendamment de nous, objectif donc, mais qu'il a besoin de nous pour se réaliser, se montrer. L'interprétation consiste alors à apporter cette aide, à se mettre au service du sens (et non pas à prétendre le créer soi-même de toutes pièces, comme ci-dessus). Un bon exemple en est le domaine artistique : on dit bien que l'on interprète un morceau de musique, ou une pièce de théâtre ; mais cela signifie-t-il qu'on va lui donner le sens que l'on veut, arbitrairement ? C'est ce que propose une certaine frange de l'art moderne : l'œuvre n'a pas de sens en elle-même, c'est à chacun de "l'interpréter" comme il le veut ; elle est seulement un support (vide, vierge) sur lequel l'interprète (acteur, instrumentiste, mais aussi spectateur) pourra "projeter" ses sentiments, opinions, etc. Mais en vérité il n'en est rien, si l'œuvre véritable est riche de contenu et de sens, par elle-même. Interpréter (une musique par ex) signifie alors : la jouer, lui donner vie. Une musique n'existe que si elle est interprétée, jouée (sinon elle reste "en puissance", à l'état virtuel ou potentiel, sur la partition). Bien sûr, selon l'interprète elle sera différente : mais qu'est-ce que cela montre ? - que chaque interprète recouvre l'œuvre de sa sensibilité personnelle et arbitraire ? - que le contenu de l'œuvre est suffisamment riche ou complexe pour appeler plusieurs intonations, accents ? C'est plutôt le deuxième cas selon la conception classique de l'art (et de l'homme, qui va avec), vue chez Kant par exemple. Car alors l'interprète aura fait de son mieux pour faire taire sa subjectivité particulière, afin de laisser l'œuvre s'exprimer à travers lui ; il se conçoit comme un moyen, au service du sens de l'œuvre. Du reste il est clair que, dans les œuvres classiques, même si plusieurs interprétations sont possibles, il y a une base objective, un contenu contraignant (= qui s'impose, qui est comme il est) ; on ne peut interpréter n'importe quoi n'importe comment, donner n'importe quel sens à n'importe quelle œuvre.
Donc interprétation ne signifie pas forcément "apport extérieur d'un sens arbitraire" ; cela peut signifier aussi et surtout "apport d'une aide pour la manifestation d'un sens objectif". |
Société et Etat[1]
— Le mot « société » a un sens large et un sens étroit. Au sens large, il désigne une communauté humaine organisée, dans l’ensemble de ses aspects, y compris l’aspect proprement politique avec ses institutions ; il englobe alors l’État. Mais en un sens plus restreint et plus précis, le mot « société » désigne un certain aspect de la communauté humaine organisée, le social, qui doit justement être distingué de l’aspect politique et donc de l’Etat. NB : dans le cas d’un texte, c’est le contexte qui indique en quel sens il faut le prendre ; dans le cas d’une dissertation, c’est à son auteur (c’est-à-dire vous!) de préciser en quel sens il l’emploie. On examinera ici le sens restreint et précis du terme, car c’est à partir de lui que peut se faire la distinction par rapport à l’Etat, et que peuvent se poser les problèmes relatifs à leurs rapports.
— Au sens précis donc, une société est un ensemble d’hommes qui agissent et sont en relation les uns avec les autres en fonction de leurs particularités, c’est-à-dire : en fonction de leurs besoins (y compris physiques), leurs goûts, leurs capacités. C’est ainsi que Hegel définit ce qu’il appelle la société civile (ou société tout court, en abrégeant), dans les Principes de la philosophie du droit. On trouve ainsi dans la société, selon Hegel, 3 domaines principaux : - le travail ou économie (échange de produits et de service) ; les hommes fabriquent, se vendent des produits, nécessaires à la vie organique mais aussi à la vie de l’esprit (p.ex. livres, œuvres, monuments, lieux de culte, etc.) - l’expression et l’échange d’opinions, sous diverses formes (presse, associations, etc.) ; il s’agit de la circulation d’idées plutôt que de choses ou produits. - les rapports personnels entre individus (amitié, amour — ce dernier donnant éventuellement naissance à la famille, qui est distincte de la société : elle forme un petit monde avec ses aspects et ses règles propres ; on n’a pas les mêmes relations avec les membres de sa famille qu’avec ceux qui y sont extérieurs, et qui appartiennent à l’espace plus vaste de la société). L’ensemble de tout cela forme la vie sociale d’un individu : profession, culture (au sens vague ou au sens précis de ce terme), relations. Ce sont les particularités individuelles variables qui s’expriment là : ma profession dépend de mes goûts et de mes capacités (certes aussi des circonstances), idem pour mes relations d’amitié, etc. On n’entre vraiment dans cette vie qu’en sortant de la famille, c’est-à-dire : en devenant un individu « à part entière », lui-même capable de fonder une famille. NB : ne pas confondre cette indépendance avec l’autonomie au sens kantien du terme ; une chose est d’être capable de subvenir à ses besoins et de se débrouiller dans la vie, une autre est d’avoir une vie spirituelle intérieure élevée.
— L’Etat, lui, est « l’organe et le représentant de l’universel » (Hegel), c’est-à-dire ce qui, dans une communauté humaine, se situe par-delà les particularités qui existent et s’expriment dans la société. ==> à ce niveau, les particularités doivent s’effacer. Cela se voit dans l’une des prérogatives les plus essentielles de l’Etat : promulguer et faire respecter des lois (promulguer ==> législatif ; faire entrer en vigueur et faire respecter ==> exécutif) : les lois sont des principes ne dépendant pas des particularités. Aussi : frapper et fixer la valeur de la monnaie, moyen universel d’échange, qui établit une commune mesure entre les choses par-delà leur diversité. Remarque : l’Etat est lui-même quelque chose de particulier, dans la mesure où il en existe plusieurs, qui n’ont pas tous les mêmes lois ; mais il est universel par rapport aux citoyens dont il est l’Etat (p.ex. : l’Etat français est un Etat parmi d’autres, ses lois ne sont pas celles de tous les autres ; néanmoins, elles sont universelles en ce sens qu’elles concernent tous les français). L’Etat rassemble donc les hommes par-delà leurs différences, en faisant passer leurs particularités à l’arrière-plan, et même parfois en les abolissant : c’est le cas, comme Hegel le souligne, dans la guerre. La guerre est un conflit entre Etats, dans lequel chacun d'eux ôte à ses membres le droit d’exprimer ses particularités en faisant de lui un soldat : dans l’armée, l’individu ne décide plus de ce qu’il fait, ni de côtoyer telle ou telle personne, ni d’exprimer telle ou telle opinion. Sa volonté partic. s’efface et il n’est plus que l’instrument de l’universel (= l’Etat).
— La conception des rapports entre société et Etat dépend directement de la conceptions des rapports entre particulier et universel, et donc aussi de la conception de l’homme. Ainsi : I) Si l’on conçoit l’homme comme simple individu, ensemble de caractéristiques, on considèrera qu’il n’existe que des opinions mais rien de véritablement universel. Que devient alors l’Etat ? Il y a plusieurs manières de l’envisager, à partir de ce même principe (= il n’y a que du particulier) : * Les lois ne sont que des moyens d’oppression, qui briment les individus et les empêchent d’être « libres » (= de laisser libre cours à leurs particularités) ==> l’Etat est mauvais en soi et l’idéal est qu’il disparaisse. C’est le point de vue de l’anarchisme (représentant philosophique principal : Bakounine). * C’est aussi le point de vue marxiste : l’idéal auquel doit mener la révolution est une société sans Etat, parce que l’Etat est forcément l’instrument qu’une classe sociale utilise pour en dominer une autre, en érigeant en loi tout ce qui favorise ses intérêts. P.ex. : la loi défendant la propriété privée favorise les possédants, et ceux qui font respecter cette loi (police, justice) sont les « chiens de garde » de la bourgeoisie. La différence avec l’anarchisme est que Marx raisonne en termes de classes sociales (bourgeoisie, prolétariat) tandis que les anarchistes raisonnent uniquement en termes d’individus. * Dans un style « machiavélien », on considèrera que l’Etat est un bon moyen, pour celui qui est capable de s’en emparer, d’exercer sa tyrannie (= ériger ses préférences et ses intérêts en lois, utiliser les hommes à son profit ; à ne pas confondre avec la royauté). On admet que l’Etat n’est qu’instrument d’oppression (idem anarchisme, marxisme), mais au lieu de le déplorer, on cherche à en profiter! * Enfin l’on peut admettre l’Etat comme une instance de régulation. L’idée est alors : il faut bien des règles, et qq’un qui les fasse respecter, pour que la vie en commun soit possible. Les lois sont des sortes de garde-fous destinées à permettre aux particularités de s’exprimer sans que cela tourne à la violence généralisée, et sans que les forts écrasent trop les faibles. Dans cette perspective (qu’on trouve par ex. chez Hobbes), l’essentiel reste la satisfaction des particularités, c’est-à-dire la société, et l’Etat est un moyen au service de celle-ci : son rôle est seulement de permettre à celle-ci de « bien fonctionner ». II) Si l’on affirme que l’homme ne se résume pas à ses caractéristiques individuelles, et qu’il y a de l’universel (= du vrai et du bien en soi), ce sera évidemment très différent. On considèrera que l’Etat n’est pas moyen mais au contraire fin en soi, parce que ce qu’il incarne (justice, bien) est le plus essentiel ; voir p.ex. Aristote, texte vu en cours sur l’hoe « animal politique » : ce sont des principes spirituels qui rassemblent les hoes, et non pas simplement des besoins utilitaires. Sur cette base, 2 grands cas de figure : * On affirme la primauté de l’universel, mais l’on reconnaît aux particularités le droit de s’exprimer, dans la mesure où grâce à elles l’universel s’incarne concrètement. Mes particularités peuvent être le moyen de réalisation de l’universel : p.ex., tout en choisissant mon métier en fonction de mes goûts et aptitudes, je peux mettre en œuvre en l’exerçant des exigences universelles (souci du bien, attention aux autres, etc.). La façon précise dont les principes sont mis concrètement en œuvre peut varier à l’infini, et être laissée au choix individuel. ==> La société est donc subordonnée à l’Etat (les partic. sont subordonnées à l’univ.) mais elle jouit d’une relative autonomie (il est légitime que les partic. s’expriment). C’est la position de Hegel ds les Princ.de philo. du droit; dans ses grandes lignes elle correspond à la conception européenne (chrétienne) de la royauté. * On affirme l’universel et lui seul, en retirant tout droit à la particularité de s’exprimer. C’est la faculté de l’universel, la raison, qui décide de tout, et l’individu doit s’y soumettre. C’est le cas au suprême degré chez Platon, dans la République. L’individu ne décide ni de son métier, ni de se marier ou pas, ni de se marier avec telle personne! C’est l’homme de la raison, à savoir le philosophe, qui est à la tête de la cité, et qui décide de tout cela. ==> L’Etat ne domine pas seulement la société (cas précédent) mais l’abolit (le contraire même de l’idéal de Marx : on a là un Etat sans société). La société est vue comme mauvaise en soi, car elle est le règne des opinions, besoins primaires, caprices, etc. A utiliser pour interrogation sur ce qui pousse les hommes à vivre ensemble : l’intérêt (de tous, de quelques uns)? le respect de valeurs universelles ? les deux, mais avec quelle hiérarchie ?
[1] . Noter que, lorsqu’il désigne l’institution politique, le mot « état » prend toujours une majuscule. Ne pas en tenir compte peut entraîner des malentendus graves.
|
Erreur fréquente à éviter : confondre d’emblée le travail avec la profession. En fait le sens de la notion est bien plus large (et plus fondamental).
De manière générale, le travail est une activité consciente, qui requiert l’intervention de la volonté et de l’intelligence, en vue d’atteindre un but. Il s’oppose donc à l’activité naturelle (« naturelle » au sens d’ « habituelle », et « naturelle » au sens de : accomplie par la nature [animaux p.ex.]) : — le travail physique est un rapport non naturel avec la nature (= avec tel matériau, p.ex. la terre, une pierre, etc.), puis avec les produits qui en résultent (quand on fait une maison, on travaille sur des éléments qui sont eux-mêmes le fruit d’un travail : briques, tuiles, etc.). Il s’oppose à l’instinct (= manière elle-même naturelle d’agir sur la nature). — le travail intellectuel est une activité non physique s’exerçant sur des « matériaux » eux-mêmes non physiques (pour le dire vite : les idées [au sens large et vague du terme !]). Les idées doivent être cherchées, reliées, déduites, etc. : rien de tout cela ne se fait naturellement. Remarque : on peut considérer que le « matériau » de base du travail philosophique est l’opinion, ie une idée grossière, approximative, fragile ; il s’agit de la mettre à l’épreuve, de la développer, etc. Dans les deux cas (travail phys., travail intell.), est impliqué un effort sur soi-même, et non seulement sur qqchose d’extérieur : il faut discipliner sa pensée, orienter et maintenir sa volonté. La résistance à vaincre est aussi et avant tout intérieure ; elle ne consiste pas seulement dans une éventuelle tendance à la paresse, mais bien plus profondément dans le fait qu’il faut imposer à son corps et à son esprit des exigences qui ne sont pas spontanément les leurs : accomplir tel mouvement, mener un raisonnement (même simple). è les animaux ne travaillent pas, même s’ils agissent en vue de certains buts et dépensent pour cela de l’énergie (= notion de « travail » en science physique). L’instinct les dispense de l’effort sur soi-même qui vient d’être évoqué. Idem pour les machines (elles fonctionnent mais ne travaillent pas, au sens strict).
Le travail est donc spécifiquement humain. Il est même classiquement reconnu comme un des traits essentiels de la condition humaine ; la référence première à cet égard est la Bible (chassés du jardin d’Eden pour leur désobéissance à Dieu, Adam et Eve [= l’humanité] sont condamnés à mourir et astreints au travail : désormais ils devront « gagner leur pain à la sueur de leur front » — Genèse). Il est le signe qu’à l’homme, rien n’est donné immédiatement ; tout est pour lui objet d’effort, de peine : — D’une part, tout ce qui est d’ordre utilitaire (se procurer nourriture, gîte…) ; c’est surtout à cela que l’on pense quand on appelle « travail » la profession : il faut bien travailler pour vivre, au sens physique du terme. Mais ce n’est pas si simple : une profession peut aussi être exercée pour autre chose que cela, et combiner cet aspect avec le suivant : — D’autre part donc, tout ce qui dépasse cet ordre : recherche du vrai ; du bien (où apparaît de façon privilégiée l’idée de travail sur soi-même) ; du beau (cf. cours sur l’art : l’activité de l’artiste est bien, au moins jusqu’à un certain point, un travail). Remarque : ce genre de travail n’est pas, à proprement parler, rémunéré, pour la bonne raison que l’on ne peut fixer de prix à ce qu’il produit. Celui qui cherche la vérité, p. ex., ou qui éduque (au fond, c’est le même : cf. Socrate) peut être payé (car pour éduquer, il a besoin de manger !), mais ce n’est pas là son but premier et essentiel. Idem pour l’artiste. è ne pas associer immédiatement travail et intérêt, travail et rémunération.
Depuis toujours on distingue ces 2 types de travaux (utilitaire, non utilitaire). Le premier est vu le + souvent comme le + bas, le moins noble : celui par lequel l’homme se distingue le moins nettement de l’animal ; le second, au contraire, comme réservé aux hommes nobles (= les hommes vraiment humains, en un sens). Ex : chez les Grecs anciens, l’homme accompli s’adonnait au loisir. Mais attention au sens de cette notion : le loisir, au sens grec (et véritable) ne consiste pas à ne rien faire (ou à s’amuser, se détendre) mais à se consacrer à des activités non utilitaires, désintéressées, requérant beaucoup de travail. Il est significatif que « loisir », en grec, se dise « scholè » : ce qui a donné en latin schola, et en français école ! L’école est par excellence le lieu du loisir, car elle est par excellence le lieu où l’on se consacre à des travaux d’ordre non utilitaire. è entre autres conséquences : -- le but de l’école, correctement compris, n’est pas d’abord de former à l’exercice d’une profession -- lieu de loisir, l’école n’est cependant pas un lieu où l’on ne travaille pas ! -- de façon très générale, il est faux d’opposer loisir et travail. (c’est la dégradation moderne du loisir en simple détente qui est à la source de l’opinion selon laquelle ils sont des contraires)[1].
Cette dualité de sens se retrouve à un niveau proprement conceptuel. D’un côté le travail est contraignant, voire avilissant ; il est vu comme qqchose de déplorable dont on aimerait être débarrassé (problème : pour faire quoi d’autre ? s’adonner au loisir ? mais en quel sens : moderne ou grec ?). D’un autre côté le travail élève et améliore l’homme ; il est ce grâce à quoi il peut échapper à l’enfermement dans l’utilitaire ou dans le futile. Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit, combine les deux aspects : — le travail est le propre de l’esclave, et la jouissance le propre du maître (dominus) ; l’un travaille sans jouir des fruits de ce travail, l’autre jouit de ces fruits sans travailler. Le travail apparaît alors comme un abaissement : l’esclave est celui qui s’est réduit lui-même au rang de simple vivant, faisant de la survie l’essentiel (et sacrifiant sa liberté) ; du coup il est astreint aux tâches qui concernent cette survie (et aussi le bon plaisir de son maître) : chasser, cultiver, construire, etc. — mais par cette activité, il se discipline, s’habitue à renoncer à satisfaire immédiatement ses désirs, apprend l’exigence de la méthode pour parvenir à un résultat, développe son intelligence ; tout cela favorise l’émergence d’une distance avec l’extérieur et avec soi-même, qui le rend de plus en plus humain — au sens strict du terme (c’est pourquoi Hegel est enclin à voir dans la condamnation biblique [cf. supra] une chance : sans travailler, l’homme resterait en un état identique à celui de l’animal, dit-il). Le maître, au contraire, en jouissant directement du résultat sans avoir mis en œuvre les moyens nécessaires pour le produire, ne cultive ni son corps ni son esprit ; il reste assujetti à ses caprices, et, s’il est bien le maître de l’esclave, il n'est aucunement maître de lui-même. Bref : alors qu’au début le maître était l’esprit (privilégiant la liberté par rapport à la vie), et l’esclave la chose (ayant privilégié la survie par rapport à la liberté), par l’exercice du travail la situation se renverse : le maître oisif tend de plus en plus vers l’absence de distance intérieure, caractéristique de la chose, et l’esclave laborieux s’élève de plus en plus vers la maîtrise de soi et la connaissance des choses, qui caractérisent l’esprit. Remarque : selon ce schéma hégélien, le maître reste oisif ; en réalité il pourrait fort bien ne pas le faire. En outre, le résultat final, pour l’esclave, est identique à celui d’une éducation (éducation involontaire en l’occurrence : le dominus est une sorte de magister malgré lui !) ; il y a là qqchose d’assez peu vraisemblable (pas impossible mais exceptionnel[2]). è Il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’un schéma, d’une situation purement fictive construite de toutes pièces par Hegel pour illustrer des rapports entre concepts. En tenir compte en cas d’utilisation dans une dissertation ou un comm. de texte.
Le travail peut donc être libérateur. Cela toutefois à condition de requérir du travailleur une réflexion ; si le travail est machinal (= répétitif, mécanique) il devient aliénant (= privateur de liberté et facteur d’abaissement) : car tout en prenant beaucoup de temps, il empêche le développement des facultés intellectuelles et physiques. Son résultat est alors inverse de celui de l’éducation. Marx insistera beaucoup sur ce point, jugeant inhumain le sort réservé aux ouvriers dans la grande industrie (« travail à la chaine »).
[1] . En latin, le loisir studieux (correspondant à la scholè grecque) se dit otium, et son contraire, c’est-à-dire l’activité laborieuse utilitaire, le negotium. Ce dernier terme a donné en français négoce : le commerce serait ainsi l’activité utilitaire par excellence (ce qui, pour un Romain de bonne compagnie, est donc péjoratif). [2] . Il faut supposer un maître bien stupide, et un esclave fort intelligent.
|
Il s'agit de réfléchir sur la notion d'histoire, et non pas de "faire de l'histoire" (= apprendre et raconter des événements, chercher leurs causes, etc.). L'essentiel est de voir que l'histoire est une manière bien particulière d'être dans le temps.
- D'abord elle est spécifiquement humaine : les êtres naturels n'ont pas d'histoire au sens strict ; certes, ils changent, évoluent, ils ont des causes passées que l'on peut étudier : mais il ne suffit pas d'avoir un passé pour avoir une histoire. En effet, l'histoire suppose un passé fait de décisions, de choix, d'idées, d'œuvres : elle est constituée d'événements qui auraient pu ne pas avoir lieu, auxquels des hommes ont réagi d'une façon qui aurait pu être différente. Elle consiste donc dans l'aventure de l'esprit au cours du temps ; elle n'existe que par et pour un être conscient, et cela de double façon : - seul un tel être peut faire de l'histoire au sens où ce mot désigne une matière, une discipline : ie, chercher à ressaisir une suite d'événements et à la comprendre. Les animaux ont un passé mais ils n'en savent rien, il n'existe pas pour eux. - seul un tel être peut engendrer des événements, ie : qqchose d'imprévisible, fruit d'une volonté, qui aurait pu ne pas être, et qui est donc autre chose que l'effet de certaines causes (c'est pourquoi au sens strict la notion de cause est déplacée, en histoire : elle n'est à sa place que dans la nature, où il n'y a pas d'événements mais seulement des effets). - mais même chez l'homme, il n'y aura histoire que si une certaine conception de l'esprit est admise : il faut en effet que l'esprit soit conçu comme pouvant s'incarner dans le sensible, et pouvant se réaliser dans le devenir de façon progressive, par transmission entre générations. Or cela ne va pas de soi : des peuples entiers sont restés sans histoire, leur existence consistant dans une permanence quasiment immobile (ex : Papous, Aborigènes). Même chez les Grecs, le devenir est conçu plutôt comme une répétition de cycles immuables, que comme une avancée linéaire (cf. Platon par ex.). Pourquoi cela ? Fondamentalement, on pense que l'esprit ne peut trouver dans le temps un séjour propre à son accomplissement ; la vie de l'esprit ne se réalise que dans l'éternité, et rien de ce qui arrive dans le temps n'a vraiment d'importance. Le changement lui-même est vu comme mauvais en soi : le réellement réel, le vrai, sont immuables. C'est surtout le christianisme, avec l'idée d'incarnation, qui a changé cette vision des choses : si l'Absolu lui-même est venu dans le temps, pour y "semer" des vérités appelées à grandir ensuite sans cesse, c'est que l'esprit n'est pas forcément en exil (ou en prison : Platon) dans le temps, mais peut y habiter.
La notion d'histoire implique donc : - que l'homme, comme être d'esprit, est libre : il n'y a pas de destin, l'avenir n'est pas écrit, et le passé n'est pas un ensemble de causes qui nous déterminerait absolument. - que la liberté s'accomplit peu à peu (idée capitale de la philosophie de l'histoire de Hegel, en partic.), et que la richesse de l'esprit se développe progressivement, les œuvres des prédécesseurs pouvant servir de point d'appui pour un approfondissement ultérieur.
|
On se bornera à apporter ici quelques éléments à propos de la question de savoir si, comme l'avance une opinion répandue, la religion relève du domaine de l'irrationnel et de la simple "croyance" (au sens d'une attitude purement psychologique, adoptée par certains hommes en fonction de leur situation).
Rappel : chez Freud, dans L'avenir d'une illusion, Dieu est clairement présenté comme une invention de l'homme, destinée à conjurer les peurs les plus profondes de ce dernier. Réalisant qu'il est fragile et voué à la mort, l'homme devenu adulte s'inventerait une sorte de "père" tout-puissant, qui le protègerait un peu comme un père humain protège ses enfants. Dieu serait donc pour l'humanité un Père supérieur et imaginaire... De façon plus générale, depuis Marx au moins (milieu du XIXe siècle), existe une interprétation de la religion, selon laquelle celle-ci n'est que le reflet des désirs et des besoins des hommes : son rôle serait de compenser de façon imaginaire les manques et les faiblesses humains bien réels, de façon à permettre à l'homme de supporter sa vie. Avant Marx déjà, Feuerbach disait ainsi : "l'homme pauvre a un Dieu riche". Cette façon de voir la religion est celle de l'athéisme, qui affirme la non existence de Dieu. Comme on le remarque, l'athéisme philosophique ne se contente pas de nier l'existence de Dieu, il s'efforce en plus d'expliquer pourquoi la croyance en Dieu existe ; autrement dit, même si la croyance en Dieu est considérée comme irrationnelle (en ce sens qu'elle serait le fruit du désir et de l'imagination, et non de la raison), elle repose bien sur certaines raisons qu'il faut pouvoir indiquer (sinon son existence serait une aberration).
Sans prétendre trancher une telle question (rappel : le candidat au baccalauréat n'est pas censé résoudre les grands problèmes philosophiques... surtout pas le plus grand de tous, celui de l'existence ou de la non existence de Dieu !), il faut être capable de prendre un minimum de distance par rapport à la position de l'athéisme, ne serait-ce que parce qu'elle est aujourd'hui fort répandue chez les intellectuels occidentaux. On peut d'abord remarquer que les philosophes athées eux-mêmes sont loin d'être d'accord sur l'explication à donner au "phénomène religieux" : pour l'un l'origine de la croyance est un ensemble de manques liés à une situation socio-économique (Marx), pour un autre c'est un déficit de force vitale (Nietzsche), pour un autre encore un ensemble de processus se tramant dans l'inconscient (Freud). Cela suffit à montrer que, si la croyance religieuse n'est que le symptôme de quelque chose de purement humain, le "diagnostic" précis n'est visiblement pas évident. Ensuite et surtout, de telles théories supposent toutes que l'esprit humain, la conscience, n'a pas de réalité ni de contenu propres ; chez Freud par exemple, elle semble bien n'être que le reflet de contenus et processus inconscients, dont les racines ultimes sont de nature organique, physique ; de façon générale, l'athéisme semble toujours aller de pair avec le matérialisme ( = seul le physique, le sensible existent, sont réels – ce qui exclut l'esprit humain ou Dieu). Mais si l'on admet la pleine réalité de l'esprit humain, et l'autonomie de la conscience humaine par rapport à l'ordre du physique, la question de Dieu ne peut plus être traitée ainsi. En effet, il devient impossible d'expliquer l'existence de l'esprit comme résultat de processus physiques. Par ailleurs il est impossible de soutenir que l'esprit humain se produit lui-même à partir de lui-même : nous devons bien constater la présence de notre esprit et reconnaître que, pour nous, cette présence est toujours déjà là ; nous ne sommes pas nous-même l'origine de nous-mêmes (comme esprits). La question de l'origine de notre esprit se pose alors avec une force et une nécessité incontestables. Comment la conscience humaine est-elle possible ? Comment peut-il exister "quelque chose" qui soit absolument irréductible à toute réalité matérielle, et qui ne peut donc pas provenir de celle-ci ? Aucune "évolution", même complexe, à partir du physique pur, ne semble pouvoir en rendre compte. Alors l'idée d'une création de notre esprit par un Esprit absolu et tout-puissant cesse d'être irrationnelle. Le raisonnement est alors le suivant : - créer, c'est littéralement faire être qqchose à partir de rien (ex nihilo) ; la création se distingue par là de la fabrication ou de l'engendrement, qui consistent à produire non pas à partir de rien, mais à partir de qqchose qui existe déjà. - faire être à partir de rien, c'est la seule façon de faire être "qqchose" qui ne sera pas le prolongement ni le reflet d'autre chose que lui-même, "qqchose qui sera donc un être autonome et une fin en soi (ce n'est pas par hasard si la notion de création se retrouve aussi – quoique en un sens moins radical – dans le domaine artistique, à propos de l'oeuvre d'art : elle non plus n'est pas fabriquée, ni engendrée, mais "créée") - l'être autonome et fin en soi, mais qui ne peut pas se donner naissance à lui-même, c'est précisément cela l'esprit humain ; du coup cela signifie que l'esprit humain ne peut "résulter" que d'une création - or pour créer, faire être qqchose à partir de rien, il faut être un esprit (doué d'intelligence et de volonté), et même un esprit tout-puissant : or c'est cela même, l'idée de Dieu : du moins dans les religions monothéistes ( = qui ne reconnaissent qu'un seul et unique Dieu) que sont le judaïsme, le christianisme et l'islam.
Parmi les philosophes chez qui on peut trouver un tel raisonnement, on peut citer Emmanuel Lévinas (XXe siècle). On voit qu'alors l'affirmation de l'existence de Dieu est autre chose que la projection naïve d'un désir ou d'un besoin. Même si ce raisonnement peut être soumis à la critique, il montre que religion et raison ne sont pas du tout incompatibles : il se pourrait bien qu'il y ait de solides raisons de croire en l'existence de Dieu.
Bilan : dans un travail philosophique, il faut être capable d'éviter deux erreurs opposées mais aussi graves l'une que l'autre : - affirmer naïvement l'existence de Dieu, comme si c'était une évidence bien connue et non problématique - affirmer tout aussi naïvement que la religion n'est qu'un ensemble d'inventions humaines irrationnelles.
|
Aristote (Métaphysique, A, 1) a bien montré toute la différence entre la science et l'expérience, ou plus exactement entre la science et l'opinion droite, que l'expérience peut fournir : différence de nature et non de degré (même si Aristote semble hésiter quelque peu sur ce point, au début de l'extrait), car il y a dans la science quelque chose qui est absolument absent de l'expérience et donc de l'opinion droite : la connaissance des causes. L'expérience, ie le contact direct avec les réalités singulières, permet seulement de savoir comment les choses sont. La science exige de savoir non seulement comment les choses sont, mais pourquoi elles sont ainsi plutôt qu'autrement. Comme l'expliquera fort bien Cournot au XIXe siècle par exemple, cette connaissance des causes permet deux choses, d'ailleurs liées entre elles, qui sont des critères essentiels de la présence ou de l'absence d'une vraie science : - la formulation de lois (ex : loi de la gravitation universelle, théorèmes en géométrie, etc.), exprimant la façon dont les choses se passent toujours et nécessairement. - la prévision (domaine des phénomènes physiques) : justement grâce aux lois, il est possible de savoir ce qui va nécessairement se passer dans le futur, étant donnés les paramètres de la situation actuelle. C'est logique, puisque l'on connaît la règle (loi) d'après laquelle les phénomènes se comportent, et que les phénomènes ne peuvent absolument pas faire autrement que de suivre ces règles : on doit pouvoir dire ce qui va arriver (comment tel astre va se déplacer, quelle réaction chimique va produire le mélange de tel corps avec tel autre dans telles proportions, etc.).
Une fois ceci compris, une double question se pose : comment la science est-elle possible, sachant qu'elle demande quelque chose de plus que ce que l'expérience peut fournir ? Quels sont donc exactement le rôle et la place de l'expérience, dans la connaissance scientifique ?
L'empirisme et sa critique
L'empirisme est la doctrine qui pose en principe que toute connaissance provient de l'expérience, autrement dit que l'expérience est l'unique source de toute connaissance possible (grec empereia, expérience). Ses principaux adeptes sont en grande majorité des philosophes anglo-saxons (l'un des plus célèbres est l'Anglais Thomas Hobbes, XVIIe s., p.ex.). Mais alors, comment est-il possible de formuler des lois universelles et nécessaires, puisque, comme on l'a vu, l'expérience ne peut jamais fournir que des faits (et non leurs causes), en nombre limité ? La réponse de l'empirisme "naïf" consiste à dire que les lois universelles sont obtenues par généralisation, autrement dit par induction, à partir de ce que fournit l'expérience ; par exemple, à force de voir que les nuages précèdent la pluie, on en déduirait que les nuages sont causes de la pluie, et qu'ils la précèdent donc toujours. Ou bien, à force de voir que telle mixture guérit des individus atteints de telle maladie, on en déduirait que cette mixture est la cause de la disparition de la maladie, et qu'elle la soignera donc toujours (cf. Aristote). Or un tel procédé est, en vérité, illégitime. Si vraiment nous nous en tenons à ce que l'expérience nous autorise à dire, nous n'avons pas le droit de passer de l'observation d'un certain nombre de faits (même très grand) à l'affirmation de ce qui a lieu toujours. Nous n'avons pas le droit d'appeler cause un phénomène, parce que nous l'avons vu un très grand nombre de fois en précéder un autre. Le philosophe écossais David Hume est sans doute celui qui l'a le mieux compris et le mieux démontré. La notion de cause, explique-t-il, n'a aucune réalité matérielle, visible, accessible aux sens et donc à l'expérience ; elle n'existe que dans notre esprit, et elle ne désigne pas un lien réel entre les choses, mais uniquement un lien subjectif que nous établissons entre elles par habitude (par la répétition des phénomènes observés). Or comme il n'y a pas de science possible sans la notion de cause, la conclusion de Hume est implacable : la science est impossible, le stade de la simple opinion est indépassable ; on appelle cette position le scepticisme (affirmation de l'impossibilité de parvenir à une connaissance certaine).
suite à venir
|
Seule est morale, et non simplement légale, l'attitude qui consiste à agir par devoir, c'est-à-dire par pur respect pour un principe ; exemple : être honnête, non pas parce que cela permet d'éviter des ennuis, ou gagner de l'argent, mais parce que l'honnêteté est bonne en elle-même (elle respecte la dignité de la personne, que ce soit celle d'autrui ou la mienne). Si on se comporte moralement, on sera donc honnête même si l'on a aucune punition à craindre, ni aucune récompense à espérer (contrairement à l'incontinent Gygès...). La présence de l'idée de devoir implique qu'il y a dans l'exigence morale une certaine contrainte. Mais contrainte à l'égard de quoi ? Uniquement à l'égard de notre sensibilité, c'est-à-dire toute cette partie contingente et capricieuse de nous-même : nos envies, désirs, intérêts, habitudes, goûts, etc. Il s'agit d'une contrainte exercée par la raison sur la sensibilité ; cela permet de comprendre dès maintenant que cette contrainte ne signifie pourtant pas une absence de liberté, au contraire. Kant : c'est seulement parce que l'homme a une volonté imparfaite, ie susceptible d'être déterminée par la sensibilité et non par la seule raison, que, du coup, les exigences de la raison lui apparaissent comme des contraintes, et qu'elles prennent la forme d'impératifs : elles s'énoncent selon la forme "tu dois...".
Mais il faut, dit Kant, distinguer deux grandes sortes d'impératifs :
- les impératifs hypothétiques (ou conditionnels) : ils prescrivent ce qui est nécessaire pour atteindre un but. Ex : si tu veux avoir ton bac (= condition, hypothèse, but), tu dois travailler (= moyen nécessaire). Ces impératifs-là ne sont pas moraux mais plutôt techniques. On peut très bien les rencontrer à propos de buts immoraux : ex : si tu veux tuer efficacement, il te faut une arme en bon état.
- l'impératif catégorique : il prescrit ce qu'il faut faire de façon inconditionnelle, non pas pour atteindre un certain but mais parce que cela est bon et souhaitable en soi, purement et simplement. Il n'y a donc plus de "si", ou de "à condition que...", mais une exigence absolue.
On peut trouver un exemple qui illustre ce principe, avec l'impératif "tu ne tueras point" ; pris tel quel, celui-ci formule en effet un interdit absolu, sans restriction d'aucune sorte : il suppose que tuer est un acte mauvais en soi, quelles que soient les raisons, motifs, prétextes, buts, etc. Mais chez Kant, l'impératif catégorique est unique et reste à l'état de formule tout à fait générale, qui n'indique aucun acte précis ; voici son énoncé littéral : "Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle" (Fondements de la métaphysique des mœurs). Sachant que la "maxime" d'une action est l'intention qui pousse à l'accomplir, cela signifie que je dois toujours agir d'après des intentions qui pourraient aussi être celles de tout le monde, et qui pourraient donc être des lois. En simplifiant : je dois toujours me demander : "et si tout le monde agissait comme je m'apprête à le faire ?". Si je m'aperçois que je ne peux pas vouloir que mon intention devienne une loi valable pour tous, c'est le signe que je m'apprête à faire qqchose de mauvais en soi. Ex : si j'emprunte de l'argent à qq'un avec l'intention de ne jamais le rendre, et si je me demande "serait-il souhaitable que tout le monde agisse ainsi ?", je suis obligé d'admettre que non (surtout au cas où ce serait à moi que l'on emprunterait!). Mon comportement est donc immoral.
Seul l'impératif catégorique est moral au sens strict (et non technique). Si on s'éloigne un peu de Kant tout en restant inspiré par lui, voilà ce qu'il faut en retenir : - la moralité concerne l'intention, l'intérieur : il s'agit de l'orientation de la volonté (¹ simple légalité). - cette orientation doit être dirigée vers ce qui est bon, non pas pour moi (ni même pour tel ou tel autre), mais tout court et absolument = l'universel. - la moralité consiste donc à agir comme le demande la conscience, ou la raison, c'est-à-dire d'après des principes universels, indépendants des goûts, intérêts, désirs, sentiments, etc. (NB : voir la différence immense avec Nietzsche, pour qui les "valeurs" morales cachent nécessairement des intérêts ; a contrario, ressemblance avec Descartes, cf. extrait des Passions de l'âme).
Deux conséquences importantes en découlent :
1) La morale est unique par définition, puisqu'elle est engendrée par ce qui fait que l'homme est homme : la raison. L'idée d'une morale personnelle, ou propre à un groupe, est contradictoire en elle-même. Certes tout le monde n'a pas les mêmes valeurs morales : mais ce n'est pas normal! C'est le signe que certains ne conçoivent pas la morale comme il faut.
2) La morale
n'est pas un obstacle à la liberté, mais au contraire l'accomplissement
parfait de celle-ci. En effet : les exigences qu'elle impose sont issues de la
conscience, c'est-à-dire de ce qui, en moi, est vraiment moi ; donc en suivant
ces exigences, c'est à moi-même que j'obéis ; or n'obéir qu'à soi-même (mais le
vrai
soi-même!), c'est être libre. C'est l'idée d'autonomie
chez Kant : du grec auto (soi-même) et nomos (loi) = non pas
l'absence de toute loi, comme on le croit souvent, mais l'obéissance à la loi
qui vient de soi. Inversement, être soumis à ses désirs (comme Calliclès ou
Gygès), c'est être dans l'hétéronomie
(hetero = autre, nomos = loi => soumission à une loi imposée de
l'extérieur) ; c'est le contraire de la liberté, car mes désirs
¹
moi.
|
Il faut prendre ici le terme « vivant » au sens biologique et organique : le vivant, c'est l'être qui naît, qui grandit et qui meurt, qui se nourrit et se reproduit, par opposition à l'être non vivant qui ne fait, au sens strict, rien de tout cela. Ce terme englobe donc tous les êtres doués de vie : végétaux et animaux. De ce point de vue, l'homme n'est que l'un des vivants et appartient à la catégorie des animaux. Mais comme il est aussi doué de pensée et de raison, son cas est ambigu : on risque de confondre ce qui concerne l'homme en tant qu'être pensant, et l'homme en tant qu'être vivant, puisque les deux dimensions sont présentes en lui. Pour éviter la confusion, le mieux est de ne pas prendre l'homme comme exemple de vivant : n'importe quel autre animal fera aussi bien l'affaire, et comme il n'y a pas de pensée chez lui, on ne risque pas de mélanger le spirituel et l'organique. Cette précaution étant prise, on peut s'interroger sur ce qui fait la spécificité du vivant, c'est-à-dire sur ce qui le distingue des autres êtres (non vivants), comme les minéraux, les choses naturelles ou artificielles, etc. L'être vivant est-il vraiment d'une autre nature que l'être non vivant, par exemple une machine ? La réponse n'est pas absolument évidente, puisque Descartes soutenait qu'il n'y a aucune différence fondamentale entre les deux. Un être « vivant », selon lui, n'est rien d'autre qu'une machine, dont les éléments sont simplement plus petits et plus nombreux que ceux qui composent les machines fabriquées par l'homme. C'est la célèbre théorie des « animaux-machines ». Remarquons que cette conception du « vivant » revient à nier que le concept même de vie ait un sens : à la limite, « vivant » n'est plus qu'un mot, sans véritable contenu ; il ne désigne pas une catégorie d'êtres qui existeraient effectivement, mais plutôt la manière imaginaire et subjective dont nous nous les représentons : en réalité, selon cette théorie, il n'y aurait rien de plus dans un animal, par exemple, que dans une machine (une horloge, une voiture, etc.). Or cette conception semble difficilement soutenable. Quand nous avons l'impression qu'un animal n'est pas une machine, et qu'il y a en lui « quelque chose » d'un autre ordre que ce qu'une machine peut comporter, il se pourrait bien que nous ayons raison ! Mais comment le montrer ? Et quel est ce « quelque chose », s'il existe ? Examinons rapidement ces deux points l'un après l'autre.
1. Qu'est-ce qui montre que le vivant n'est pas comparable à une chose (machine, etc.) ? a) C'est d'abord le genre de lien qui existe entre ses différentes « parties ». En effet, le vivant est toujours composé de différents éléments ; mais il n'est pas seulement l'assemblage de ceux-ci, alors qu'une chose (par exemple une machine) n'est rien de plus que l'ensemble de ses éléments. Ce qui le montre, c'est que l'on peut toujours démonter une machine, séparer ses éléments les uns des autres, puis la remonter, c'est-à-dire rétablir le lien entre ses éléments : la machine est toujours exactement la même qu'au départ. Alors que si l'on fait la même chose avec un être vivant, il n'est plus le même : à la fin du « remontage », il est mort ! Comment l'expliquer, puisque tous les éléments sont bien présents ? En admettant qu'un être vivant est plus que la somme de ses parties ; autrement dit, qu'il y a en lui « quelque chose d'autre » que l'ensemble de ses éléments, ce qui n'est le cas d'aucune machine. b) C'est ensuite la capacité d'avoir des sensations, qui semble bien montrer la présence de « quelque chose » de spécial dans le vivant. En effet, la sensation est non seulement un rapport avec autre chose que soi (à savoir, avec l'objet senti), mais toujours en même temps un rapport avec soi-même. Or pour que cela soit possible, il faut précisément qu'il existe un « soi », quelque chose qui ressente les sensations, quelque chose qui n'est donc pas un des éléments de l'organisme, mais qui circule à travers eux tous sans se réduire à aucun d'eux. A l'inverse, aucune machine ne peut ressentir quoi que ce soit, même si certaines de ses parties peuvent envoyer des informations à certaines autres parties. Prenons un exemple simple : quand une voiture manque de carburant, cela déclenche l'allumage d'un signal lumineux sur le tableau de bord ; mais cela n'est pas comparable à ce qui se passe dans l'organisme d'un animal lorsque celui-ci a faim : dans ce dernier cas il n'y a pas seulement transmission d'un signal, partant de l'estomac pour atteindre le cerveau, mais il y a l'épreuve, vécue de l'intérieur, d'un manque ; dans la faim, le manque est senti, éprouvé par l'organisme. Or pour que ce soit possible, il faut bien reconnaître qu'il y a dans cet être (qui a faim, ou qui souffre, etc.) la présence d'un « centre », d'un « cœur » - on a presque envie de dire : d'un « je », mais on va voir ci-dessous pourquoi on ne peut aller jusque là. 2. En quoi consiste ce « quelque chose » propre au vivant ? Quelques caractères essentiels peuvent être dégagés de ce qui précède. Puisque ce « quelque chose » est autre que les différents éléments (organes), mais disparaît si ces derniers sont séparés les uns des autres, on peut dire qu'il est leur principe d'unité : c'est lui qui les rassemble, les unifie, c'est lui qui fait que, malgré cette multiplicité d'éléments, il y a bien un être. Une machine, par contre, n'a pas de véritable unité : elle n'est qu'un assemblage, que l'on peut toujours défaire et refaire sans que cela ne change rien. Ensuite, ce quelque chose anime l'ensemble des organes : il ne les fait pas seulement « tenir ensemble », il leur insuffle un mouvement, tout un ensemble de relations entre eux. Enfin, insaisissable et impossible à isoler, irréductible à tout élément qui aurait telle forme, telle taille, tel poids, etc., ce « quelque chose » est à envisager comme immatériel. Si l'on rassemble ces trois caractéristiques (unité, animation, immatérialité), un terme semble s'imposer tout naturellement pour désigner ce dont nous parlons : le terme d'âme. C'est celui que Aristote, par exemple n'hésite pas à employer à propos des êtres vivants (alors que chez Descartes, ce terme et cette notion sont strictement réservés à l'homme). C'est d'ailleurs le mot (âme = anima, en latin) qui a donné son nom à l'animal. Pour autant, attention : l'âme en question n'est pas à confondre avec l'âme spirituelle, ou encore avec la conscience : il ne s'agit pas de pensée, mais seulement de sensation. L'âme du vivant, chez Aristote, ne pense pas, elle unifie et anime l'organisme, et lui permet d'avoir la sensation de soi. C'est pourquoi ce philosophe distinguait bien nettement deux types d'âmes : l'âme animale et l'âme intellectuelle (en fait il en distinguait même trois, puisqu'il différenciait l'âme végétale de l'âme animale ; mais pour la comparaison que nous faisons là, on peut négliger cette dernière distinction). Le vivant doit donc être situé "entre" deux autres genres d'êtres, sans le confondre avec aucun des deux ; voici un petit tableau qui résume cette idée :
S'il en va bien ainsi, deux conséquences importantes en résultent, entre autres, pour finir. 1. A propos de la question de la liberté Si le vivant n'est pas une machine, sans être cependant doué de conscience et de pensée, comment faut-il le situer par rapport à la liberté ? La machine est complètement privée de liberté, tout se déroule en elle d'après les lois de la physique, selon un enchaînement strict de causes et d'effets. Elle ne décide absolument pas de ce qu'elle est ni de ce qu'elle fait, mais elle est de fond en comble le résultat passif de décisions et de forces extérieures à elle. L'homme comme être conscient, lui, est doué d'une pleine et entière liberté (dans la mesure où la conscience est bien reconnue comme n'étant ni un effet, ni un reflet d'autre chose qu'elle-même). L'homme peut, dans sa pensée et dans son action, s'abstraire de toute force et toute causalité qui voudrait s'appliquer à lui de l'extérieur : il est capable de pensée objective et de comportement désintéressé. Mais qu'en est-il du vivant ? Il ne peut être ni l'un ni l'autre : ni absolument privé de liberté, car il serait alors une chose (machine), ni pleinement libre, car il serait alors une personne (être conscient). Pourtant, comment est-il possible de rester à mi-chemin entre la liberté et la non-liberté ? Ne faut-il pas nécessairement qu'un être soit libre ou qu'il ne le soit pas ? Et pourtant, si le vivant n'est ni chose ni personne, ni matière pure ni esprit, il faut bien admettre qu'il est doué d'une certaine liberté, qui n'en est cependant pas vraiment une... On est là devant l'un des mystères qu'offre l'être vivant, et sur ce point comme sur les autres, le plus sage est de s'en tenir à la constatation de ce mystère. Simplement, il faut être capable d'expliquer de façon précise pourquoi on se trouve ici devant une sorte d'impasse, une impossibilité de trancher. 2. A propos de la question de la manière dont l'animal doit être traité Si le vivant n'est ni une chose ni une personne, il faut alors considérer qu'il n'a pas de prix (comme en ont les choses) mais sans avoir pour autant une dignité au sens strict (comme en ont les personnes) [revoir ces distinctions proposées par Kant]. Il ne faut donc pas le traiter comme une chose, c'est-à-dire comme un pur moyen, par exemple en le traitant comme une pure et simple marchandise : cela aurait quelque chose d'immoral. D'où les problèmes que pose, par exemple, la façon dont les animaux d'élevage sont traités par l'industrie alimentaire : ne sont-ils pas manipulés et utilisés comme de purs et simples objets, et par conséquent d'une façon indigne ? D'un autre côté, il n'est pas possible non plus de les traiter comme des personnes, c'est-à-dire comme s'ils étaient des fins en soi. D'où les problèmes que soulève l'attitude de certains écologistes "extrémistes", qui vont jusqu'à demander la reconnaissance de droits à l'animal (et même, pour certains, au végétal !). Sur ce point encore, impossible de faire autrement que d'en rester à une attitude "mixte", faite de prudence : il faut faire preuve envers le vivant d'un certain "respect", qui ne peut cependant pas aller jusqu'au respect véritable, dû aux personnes et à elles seules.
|
Retour au sommaire de Cours et conférences