La folie

La folie

   Une définition philosophique classique de l’être humain fait de lui « un animal doué de raison ». Est-ce à dire que celui dont on dit qu’il a “perdu la raison”, le fou, n’est pas ou n’est plus un homme, ou n’est qu’un homme imparfait ? Il semble au contraire que la folie soit, peut-être plus que la raison, une caractéristique habituelle de l’être humain. Qui peut dire en effet qu’il est doté d’une raison sans faille, d’un esprit totalement équilibré ? Or, si l’on veut bien admettre qu’il existe divers types et degrés de folie, il sera difficile d’établir une frontière précise entre la folie et la parfaite santé mentale, que nul ne possède peut-être. La conséquence serait alors que tous les hommes sont fous, mais qu’ils le sont plus ou moins et de différentes manières. On se trouve alors bien loin des “explications” médiévales qui faisaient de la folie l’effet d’une punition divine ou d’une intervention diabolique.

On voit ici ce qui est en jeu : si la folie est aussi “banale” que certains le pensent, il se pourrait bien que ce que l’on croit être l’exception et l’anormalité soit en fait la règle et la normalité. Cela imposerait de définir la folie non plus comme une pathologie ou une infraction à la norme de la raison, mais comme l’une des modalités essentielles du fonctionnement de l’esprit humain. Les conséquences de cette idée sont importantes. Sur le plan pénal par exemple, une même infraction ne sera pas punie de la même manière selon qu’elle est commise par une personne considérée comme saine d’esprit ou par une « personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes » (Nouveau Code pénal, article 122 - 1). Une telle personne est en effet considérée comme pénalement irresponsable et n’est donc pas punissable. Mais si tous les hommes sont plus ou moins fous, toute infraction à la loi peut, en théorie du moins, s’expliquer par un trouble psychique, et l’on peut donc toujours “plaider la folie” ; que devient alors la notion de responsabilité ? Ce problème renvoie en fait à celui du libre arbitre. En effet, si l’on accepte l’idée selon laquelle le comportement du fou lui est “dicté” par sa folie, il se verra dépourvu des caractéristiques morales que l’on reconnaît généralement à l’homme sain d’esprit : la responsabilité de ses actes bien sûr, mais aussi la faculté de distinguer le bien du mal. Pour ceux qui font de la liberté et de la morale des spécificités essentielles de l’humanité, les fous les plus gravement atteints sont-ils encore des hommes ? Si oui, pourquoi ?

Il faut toutefois signaler que la notion même de folie a fait l’objet d’une vive contestation, selon laquelle une société nommerait “folies” toutes les formes de refus des normes qu’elle impose plus ou moins explicitement à ses membres, ces normes pouvant être sociales (refus du travail ou de la vie en société par exemple), politiques (refus de soumission aux lois civiles), éthiques (“déviances” par rapport aux valeurs morales du groupe), et ainsi de suite. Ces normes étant effectivement variables d’une société à l’autre, la folie serait une catégorie relative à la société dans laquelle elle est énoncée : « Folie en deçà des Pyrénées, raison au-delà. »

Il semble que la solution à ces divers problèmes consiste à définir précisément le concept de folie. Mais une telle définition, unanimement acceptée, n’existe pas. Sans parvenir à se mettre tous d’accord sur une classification précise, les psychiatres préfèrent parler de “maladies mentales” ou de “troubles psychologiques”. Le pluriel est ici important : on distingue habituellement les névroses des psychoses en fonction du rapport que le malade mental entretient avec sa maladie ; ainsi le névrosé sait qu’il est névrosé et acceptera généralement une thérapie, tandis que le psychotique peut ignorer qu’il l’est et estime même parfois que ce sont les autres (proches, médecins) qui sont fous, ce qui rend bien sûr le traitement plus difficile. Cette prise de conscience de sa folie par le fou est souvent considérée comme fondamentale, et pas seulement en psychiatrie : en 1494 déjà, Sebastian Brant, estimant lui aussi que tous les hommes sont fous, écrivait dans La nef des fous :

« Qui sait voir le fou qu’il est
Est sur la voie de la sagesse »

Marc Anglaret