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La culture

  

   Etymologiquement, le terme culture renvoie aux notions de soin, de souci actif et attentif, voire de respect et de dévotion — comme le rend visible le terme culte qui lui est étroitement apparenté. Ainsi cultiver signifie : entretenir ou développer, en travaillant avec soin et attention. Cela se retrouve dans les deux principaux usages du terme, en français, qui concernent la nature pour l’un (ainsi parle-t-on d’agriculture, d’apiculture, etc.), l’esprit pour l’autre (ainsi dit-on d’un homme qu’il est cultivé).

   Entre les deux domaines existent certes des différences importantes, voire fondamentales. En particulier, la nature reçoit la culture dont elle fait l’objet de façon tout à fait extérieure, et la subit passivement . La culture de l’esprit, au contraire, ne se conçoit que comme un travail de l’esprit sur lui-même, de sorte qu’il est tout à la fois la matière et l’agent de cette activité ; même comme matériau, sa réceptivité et sa disponibilité sont de l’ordre de la docilité, qui elle-même se cultive, et non de l’ordre de la pure inertie : ce n’est pas dans le même sens que l’esprit et la terre reçoivent des soins. En outre et surtout, la culture semble indispensable à l’esprit, alors que la nature s’en passe fort bien. Sans les soins de l’esprit, l’esprit végète : mais la végétation prospère si l’esprit n’en prend soin. Il semble ainsi que l’esprit, par nature, exige d’être cultivé, alors que la nature ne fait que le tolérer ; plus l’esprit est cultivé, plus il est spirituel : mais plus la nature est cultivée, moins elle est naturelle.

   Pourtant dans les deux cas se retrouvent certains traits essentiels : la culture, en son sens classique, est toujours activité de l’esprit (sur la nature, ou sur lui-même), et implique l’exercice de la pensée : elle naît d’une prise de distance par rapport à la réalité immédiate, d’une interrogation sur celle-ci, d’une volonté de ne pas la laisser telle quelle. Toujours elle consiste en un travail, lucide et vigilant (et presque toujours pénible), jamais elle ne s’accomplit spontanément, naturellement ; et c’est pourquoi elle est classiquement opposée à la nature, qui jamais ne lutte contre ses penchants mais s’y abandonne sans réserve. La culture, elle, requiert essentiellement l’effort, le refus de l’assoupissement, du repos confortable. En particulier, la culture de l’esprit implique le désir et l’effort de comprendre, de discerner des rapports et des liens — et en cela elle se distingue aussi de l’érudition, simple accumulation d’informations.

   Or le terme culture a pris récemment un sens fort différent, qui pose problème. On parle désormais de cultures, au pluriel ; on dit de quelqu’un que ceci ou cela « n’est pas dans sa culture », on milite pour la préservation de « sa culture » (régionale par exemple) ou pour la coexistence pacifique de « toutes les cultures ». Que désigne-t-on alors par le terme culture ? Un ensemble de pratiques, de manières d’être et de sentir, quel qu’il soit : tout ce qui forme une certaine manière de se tenir dans l’existence est une culture. C’est pourquoi le terme s’applique désormais à tout : il y a des « cultures d’entreprise », on peut avoir une « culture footballistique (ou rugbystique) », une « culture télévisuelle », etc. Et pour « avoir une culture » en ce sens, aucun recul critique n’est requis : on la reçoit par imprégnation (essentiellement inconsciente et involontaire), et on l’exerce en exprimant ce que l’on est (plutôt qu’en travaillant à devenir autre). Bref : une « culture » n’est alors rien d’autre, semble-t-il, qu’un ensemble d’habitudes.

   Si l’on songe que l’habitude a pu être justement définie comme une seconde nature, l’apparition de ce nouvel usage du mot culture pourrait bien représenter un véritable renversement de son sens classique. Et l’on est en droit de demander finalement : si la culture se reçoit passivement et comme malgré soi, si elle se manifeste sur le mode de l’expression, quelle différence y a-t-il entre elle et la nature ?

 

G.R.

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