La notion de spiritualité est devenue à ce point
étrangère à notre société qu'on la confond couramment avec ce qui n'en est que
la caricature : les sectes qui abusent de la crédulité des gens en réduisant les
symboles et techniques de traditions millénaires à des clichés, ou bien encore
la pensée magique du « new age ». Cette occultation de la spiritualité (et les
aberrations qu'elle entraîne) est un aspect de la laïcisation des sociétés
occidentales dont les causes sont multiples. Elle est liée à l'histoire complexe
des rapports de la raison (c'est-à-dire de la philosophie et de la science) avec
la religion. En effet, la philosophie s'est progressivement détournée de la
sagesse pour ne plus chercher qu'un savoir, ce qui a permis à la religion de
s'approprier en quelque sorte la spiritualité.
La notion de spiritualité désigne à la fois le « caractère des
choses de l'esprit » et « la vie selon l'esprit » (définition du Robert).
C'est à cette dernière que nous allons plus particulièrement nous intéresser
même si elle n'est pas sans rapport avec la première. Une première question
s'impose : cela a-t-il un sens de parler de spiritualité au singulier ou bien y
a-t-il plusieurs formes de spiritualité sans point commun les unes avec les
autres ? On peut en effet distinguer trois formes de spiritualité : spiritualité
de l'amour dans l'union à un dieu personnel (remarquons à ce sujet que le
christianisme n'en a pas l'exclusivité et qu'il existe en Inde un fort courant
de mystique dévotionnelle) ; spiritualité de la connaissance où le sujet
connaissant dépasse la dualité sujet-objet ; spiritualité « poétique » où le
sujet qui contemple s'absorbe dans la nature qu'il contemple.
Une réflexion soucieuse de vérité doit ici adopter une double
approche si elle veut bien cerner son objet : approche historique, extérieure,
mais aussi approche conceptuelle et intérieure. Si on s'en tient à une approche
historique, il y a de fortes chances que l'on ne perçoive que les cadres
métaphysico-religieux dans lesquels les différentes formes de spiritualité se
sont manifestées, on n'en percevra donc que ce qui les distingue. Il ne s'agit
pas de gommer les différences, mais il apparaît assez clairement -en s'en tenant
aux textes eux-mêmes- que la spiritualité ne se réduit pas aux discours tenus
sur l'esprit, Dieu ou la nature. Parallèlement à l'approche historique il faut
mener une réflexion sur le concept de spiritualité même si celle-ci ne saurait
suffire...
Remarquons que l'idée d'une vie selon l'esprit suppose un mode de
vie dont la particularité serait précisément de répondre d'abord et
fondamentalement aux exigences de l'esprit. En quoi ce mode de vie est-il lié
aux croyances religieuses ? N'y a-t-il de spiritualité que religieuse?
Dans la croyance, le sujet se donne sa « vérité » à lui-même, il
n'a pas à changer sa façon de voir ; le fait que les choses lui paraissent
conformes à sa façon de voir lui suffit pour croire être dans le vrai. Or ce qui
semble caractéristique de la spiritualité quelle que soit la religion, la
philosophie ou la culture à laquelle elle se réfère c'est l'idée que l'accès à
la vérité demande une conversion du regard, conversion qui implique une
transformation du sujet lui-même. Ainsi, Michel Foucault (L'herméneutique du
sujet p.16) définit-il la spiritualité comme « la recherche, la pratique,
l'expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations
nécessaires pour avoir accès à la vérité. » La vérité ne serait pas à
disposition, elle demanderait au sujet qu'il se rende disponible à elle,
encombré qu'il est par tout un tas d'autres choses.
Mais il semble ici y avoir un cercle : comment savoir, avant même
de connaître la vérité, que celle-ci demande qu'on se transforme pour la
connaître? Cela n'est assurément pas possible, mais il nous est, par contre,
tout à fait possible de nous rendre compte de notre aveuglement (c'est à dire de
la vérité de celui-ci). Il nous est aussi possible de voir que d'autres sont
plus sages que nous. De plus, se met-on jamais à chercher ce dont on n'a
absolument aucune idée ? Ceci éloigne la spiritualité de la croyance mais la
rapproche de la foi. En effet elle semble supposer une certaine foi (dans le
sens de confiance ) en l'esprit.
Cette foi est-elle adhésion à une certaine conception de l'esprit ?
On pourrait croire que spiritualité et spiritualisme (doctrine qui pose la
supériorité et l'indépendance de l'esprit par rapport à la matière) sont
forcément liés. Or si la spiritualité est recherche de vérité, elle ne l'est pas
que sur un plan théorique, elle est recherche d'une vérité libératrice. Elle
n'est pas que connaissance de soi en tant qu'esprit, elle est travail sur soi,
pratique.
La spiritualité consiste à se savoir esprit au delà de tel ou tel
état d'esprit particulier ; les états d'esprit cachent l'esprit (d'où
l'insistance sur l'expérience du vide, quelle que soit la tradition
spirituelle). Elle est un retournement de l'esprit sur lui-même, « conversion »
au sens littéral. Ce « savoir » est avant tout une expérience, qui, si elle
n'exclut pas le discours et la raison, ne saurait s'y réduire. La spiritualité
n'est pas d'abord une saisie conceptuelle de ce qu'est l'esprit de façon
objective, mais plutôt de ce qu'il est de l'« intérieur » pour lui-même, une «
science de la première personne » (selon le titre d'un ouvrage de D. Harding).
Ce qui explique que l'on trouve des spiritualités qui vont se référer à des
cadres théoriques différents voir antinomiques (spiritualistes ou matérialistes
; se référant à un Dieu personnel et transcendant, à un Absolu immanent non
qualifié, ou à la nature), mais qui pourtant se rejoignent d'un point de vue
pratique : même insistance sur la présence, sur le retournement de l'attention,
sur le lâcher-prise, l'acceptation de ce qui est, etc.
Avant d'être la croyance à tel ou tel dogme, la première des
exigences de l'esprit n'est-elle pas de rentrer en soi-même afin de découvrir,
par soi-même, quelles sont justement ces exigences ?
Enfin, si spiritualité est synonyme de travail sur soi, cela la
rapproche-t-il du « développement personnel » ou des psychothérapies ? Si elles
peuvent être proches par les moyens qu'elles utilisent (que l'on pense à la
psychologie des profondeurs développée par le Bouddhisme ou le yoga hindou),
elles n'ont pas le même but. Les secondes visent un équilibre psychique, la (re)construction
du moi afin d'affronter la réalité sociale, alors que la première vise toujours
d'une façon ou d'une autre à un dépassement des limites de la conscience
ordinaire centrée sur le « moi » et le « mien ».