Si de nos jours on ne croit plus beaucoup en la
révolution, beaucoup pourtant considèrent la révolte, la résistance comme le
seul rapport au monde digne d'un esprit libre. Etre libre, c'est pouvoir dire
non. C'est ne pas se résigner face au monde tel qu'il est. C'est même cette
capacité à dire non au monde, à transformer la nature et la société qui fait,
selon notre conception moderne, le propre de l'homme.
C'est une des raisons pour lesquelles la sagesse n'apparaît pas
comme un idéal moderne. Car la sagesse consiste d'abord à dire oui au monde.
C'est parce qu'il n'est plus en conflit ni avec lui-même, ni avec le monde que
le sage est en paix.
Doit-on opposer le "non" du révolté au "oui" du sage ? Le
détachement du sage est-il une forme d'indifférence qui est tout simplement une
fuite à l'égard du tragique de l'existence humaine ? Ce détachement n'est-il
pas, au contraire, la liberté intérieure à l'égard des réactions émotionnelles,
qui est la condition de toute compréhension et de tout amour justes ? L'attitude
d'acceptation du sage est-elle passivité, ou bien est-elle, au contraire,
condition sine qua non de l'action juste ? Il ne faut pas confondre
acceptation et résignation ; accepter, ici, c'est reconnaître ce qui est comme
il est, se rendre à l'évidence, c'est-à-dire ne plus prendre ses désirs pour la
réalité. Ne vaut-il pas mieux agir plutôt que de s'indigner ? La sagesse, nous
disent les Stoïciens, consiste entre autres à savoir distinguer entre ce qui
dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. On peut, bien sûr, se révolter contre
ce qui ne dépend pas de nous, contre le temps qu'il fait par exemple... Mais
qu'est-ce que cela changera, sinon de nous rendre malheureux ? Par contre, ce
qui dépend de nous, il ne tient qu'à nous de le vouloir et de le faire (même si
le résultat, lui, ne dépend pas toujours entièrement de nous ; c'est pourquoi la
sagesse, si elle suppose la fermeté dans la détermination, implique aussi le
détachement à l'égard du résultat). L'action s'oppose ici à la réaction.
La sagesse demande plus qu'une révolte, elle demande une révolution
au sens premier : un retour sur soi-même. Retour sur soi-même, c'est-à-dire
interrogation sur ce qui dépend de nous et sur ce qui n'en dépend pas, mais
aussi prise de conscience de nos préjugés et émotions afin de ne plus en être
victimes, et de vivre au présent.