Bien sûr, tout ce qui est humain peut légitimement
relever du questionnement philosophique. Mais, après avoir énoncé semblable
généralité, encore faut-il voir en quoi lhumour est chose proprement humaine; et
en ce cas, comment le livrer à lanalyse philosophique. À première vue, seul
lhomme est accessible à lhumour. Et encore !
Énoncer que le rire est le propre de lhomme impliquerait
que tout homme rit et fait rire autrui; mais cela nous rapproche du problème crucial:
lhumour est-il riant, ou même souriant? Quand on aura doctement remarqué que les
autres animaux ne rient pas (la hyène seclaffe à sa manière, mais cela
nannonce pas du tout sa bonne humeur, et la mouette rieuse ne se divertit pas
davantage), on naura guère progressé. Car pouvoir rire nimplique pas le sens
de lhumour- on va peut-être apercevoir que lhumanité du sens du
comique na guère de consistance philosophique, alors que le sens de lhumour,
lui, est de part en part philosophique. Et même, quil tonifie et anime plus
dun texte de grand philosophe.
En effet, quest-ce qui déclenche universellement le rire? Cest
le spectacle dun grand de ce monde marchant majestueusement et faisant inopinément
une chute (le président U.S. Gerald Ford se cassant régulièrement la figure en
descendant de la passerelle de son superbe avion présidentiel); en somme, un
important transformé en une marionnette qui ne marche pas. On se
trouve ici dans une situation purement psychologique, et cest bien tout.
Fait-on un pas de plus en passant du comique à lironie? Ici, il
faudrait distinguer lironie de bas étage (qui nest que laveu
involontaire de ses propres lacunes) dune ironie plus élaborée, plus stratégique
aussi; elle peut alors servir darme philosophique, et renvoie à son origine: elle
force linterlocuteur à sinterroger lui-même sur le fond de ses convictions,
qui nétaient éventuellement que de mauvaises habitudes mentales.
Ainsi, lironie invite plus ou moins rudement linterlocuteur à se
prendre lui-même pour objet de réflexion. Et cest par là quelle fait la
transition vers lhumour.
En effet, lhumour est un rapport de soi à soi, et ce rapport
nest pas demblée conceptuel, mais affectif. La vieille formule tant
ressassée: se moquer de la philosophie, cest encore philosopher (et
nimporte lauteur!) révélait déjà ce rapport, cette mise à distance de
soi, et la verticalité de ce dédoublement: une metaphilosophie par dessus une
philosophie, de même quune vraie morale se moque dune morale quelle
surplombe.
Donc quand un Grec antique samuse à des subtilités en les appliquant
à lactivité du pêcheur à la ligne, pour finalement suggérer que le
sophiste ne songe quà piéger sa dupe comme le pêcheur en eau trouble, de qui se
moque t-on?
Et pourtant, jusquici on se trouve sur un terrain consistant: la vie
sociale, les vrais et les faux penseurs, etc Lhumour confine à tout autre
chose: à Rien, à un Néant bordé par le sentiment de langoisse, qui proprement
est sans objet (à la différence de la peur qui connote un objet de crainte, objet réel
ou imaginaire).
Ainsi, lHumour, comme langoisse, procède de ce vécu du
dérobement de tout contexte matériel ou humain. En cela, il est bien cette
politesse du désespoir nommée par un cinéaste désemparé. Faut-il alors
dire que lhumour est désespéré? Pas du tout! Il est la suprême revendication
quant à une supériorité sur toute catastrophe, sur tout anéantissement même. Tel est
le sens ultime de lhumour noir, qui fait hoqueter dun rire grinçant en
présence dun vide vertigineux (celui du condamné à mort refusant un ultime verre
de rhum de crainte dabîmer son foie ), et enfin de lhumour juif, qui se
présente comme autodérision absolue proclamant lessentielle supériorité de la
victime, jouissance du monopole dun divin privilège de persécuté transcendantal.
Ainsi, lhumour est philosophique par excellence, en ce quil nous
implique en personne, au lieu de prendre à lextérieur ses objets. En cela, il
constitue un test philosophique. Car le sérieux philosophique veut quon ne se
prenne pas au sérieux. Na pas le sens de lhumour quiconque abhorre
lhétérodérision et ne sait pas en faire son miel.