Peut-être que tous nos efforts de réflexion ont
dabord pour but de nous faire échapper à la bêtise; peut-être que lenvers
de notre amour de la sagesse nest quun refus de la bêtise
Mais quest-ce au juste que la bêtise? Est-ce seulement
lignorance, le manque dinstruction? Non, dans la langue courante est dit
bête, celui qui -comme les animaux (les bêtes)- manque dintelligence.
Cette définition est-elle acceptable? Derrière son apparente simplicité, la définition
courante de la bêtise comme manque dintelligence est lourde de présupposés. Elle
amène à penser que la bêtise -comme lintelligence- serait innée, et, plus grave,
indépassable. Indépassable parce que, si linstruction doit développer
lintelligence, il nen reste pas moins quelle la suppose en tant que
capacité (on ne peut espérer instruire des pierres, et si on peut le faire des petits
dhommes, cest parce quils en ont en eux la capacité). Un être dénué
dintelligence, un être bête serait donc inéducable, incapable de dépasser sa
condition. Il y a derrière cette trop simple définition de la bêtise, un innéisme et
un élitisme toujours prêt à glisser dans linhumain
Et si au lieu dêtre un manque dintelligence, la bêtise était
lignorance de notre propre ignorance? Ny a-t-il pas une bêtise bien plus
redoutable que le simple manque dinstruction, une bêtise qui justement consiste à
croire ne manquer de rien, une assurance vide, une certitude purement psychologique qui
croit pouvoir dautant plus sétendre à tout quelle a moins de contenu?
(car moins on en sait plus on croit savoir)
Je propose dappeler bêtise toute forme de suffisance intellectuelle.
Cette suffisance peut se suffire de peu comme de beaucoup: il ny a pas quune
bêtise passive qui écoute sans savoir interpréter et répète sans comprendre, il peut
y avoir une bêtise active, une bêtise savante qui interprète sans écouter1
. Cet état est marqué par une absence chronique détonnement: le bête se fait
fort de savoir interpréter tout événement et toute parole en les ramenant à ce
quil estime déjà connu grâce à linfaillible système clos de ses
préjugés; pour lui le savoir est dabord un faire valoir.
Le bête que nous avons ainsi défini ramène toujours tout au
même en le figeant dans le système de ses préjugés voire de son savoir, pour lui
le bête cest lautre. Ainsi, croire quil y a des gens
définitivement bêtes est peut-être le propre de la bêtise. Et si on considère que
lon est rarement bête -au sens ou on la défini ci-dessus- sans être
méchant, on peut bien se demander si la bêtise, au lieu de lêtre des bêtes,
nest pas le propre de lhomme.