Au premier abord l'indifférence semble indiquer
seulement un manque : c'est l'état de celui qui n'éprouve ni douleur, ni
plaisir, ni désir, ni crainte. L'indifférence ne serait qu'insensibilité,
incapacité à aimer qui confinerait à l'anorexie (littéralement : absence de
désir) et à l'apathie (absence de passion). On pourrait entendre dans la notion
d'indifférence (et dans l'attitude de l'indifférent) le signe d'un rapport
difficile avec la différence : une incapacité à changer, à se laisser changer
par l'émotion (ce qui nous met en mouvement), mais aussi la négation de la
différence, l'enfermement sur soi. Indifférence et égocentrisme seraient donc
liés.
Un problème se pose ici : l'indifférence porte-t-elle toujours sur
ce qui est différent de moi ? Peut-on être indifférent à soi ? On sait que le
sujet anorexique peut se laisser mourir, mais s'il est indifférent à l'état de
son corps, il ne l'est pas à l'image idéale qu'il a de lui-même...
De plus, on peut se demander s'il n'est pas nécessaire d'être
indifférent au malheur des autres pour être heureux ? Que l'on ne se raconte pas
d'histoires : le spectacle de la famine au journal télévisé n'empêche pas grand
monde de continuer son repas ; la vraie question est l'inverse : peut-on être
vraiment heureux en étant indifférent au malheur des autres ?
Cependant la définition de l'indifférence comme état de celui qui
n'éprouve ni douleur, ni plaisir, ni désir, ni crainte, peut être entendue tout
à fait différemment. Ces termes ont été utilisés par bien des traditions
philosophiques pour indiquer l'état parfaitement équilibré du sage. Si cette
définition est négative, c'est qu'elle désigne une positivité extrême qui
dépasse de loin ce qui fait le quotidien de nos existences. L'indifférence ici
ne serait pas manque de sensibilité à l'égard des souffrances des autres, et
manque d'appétit de vivre, mais au contraire amour inconditionnel de la vie et
compassion envers tous. Le sage épicurien ne cherche pas tous les plaisirs,
contrairement à l'image commune, il est dans le plaisir d'exister, plaisir en
repos qui est absence de douleur. Son amour de la vie ne s'enracine pas dans la
peur de mourir, il n'est pas inquiet de la mort toujours possible parce qu'il ne
désire pas vivre éternellement : le présent lui suffit. Et si le sage stoïcien
ne connaît ni la crainte ni l'espoir, c'est qu'il sait qu'il n'y a que le
présent qui existe (or crainte et espoir portent sur l'avenir). Il a appris à
discerner ce qui dépend de lui, le reste est indifférent. Le sage est plus
occupé à agir sur ce qui dépend de lui, qu'à espérer et à craindre ce qui lui
est étranger. Ce n'est pas qu'il soit indifférent aux autres ; si le sage est
apathique (sans passion), il n'en ressent pas moins la sympathie universelle qui
l'unit à tout. Il est "citoyen du monde" parce qu'il reconnaît et accepte la
différence et le changement partout.
Alors l'indifférence : qualité ou défaut ? Il y a plusieurs façons
d'être indifférent.