La famille semble être une forme naturelle de groupement des individus.
Les bêtes, et notamment celles dont nous sommes manifestement les plus proches,
ne vivent-elles pas elles aussi souvent en famille ? Rousseau n’a-t-il pas dit
que « la plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de
la famille » (Du contrat social) ? Pourtant, avant d’accepter comme
allant de soi ce caractère naturel de la famille, il convient de s’entendre sur
ce qu’on entend précisément par ce mot si… familier. On distingue en effet au
moins deux acceptions du terme : la famille au sens restreint, c’est-à-dire les
deux parents et leur(s) enfant(s) ; la famille au sens large, qui inclut tous
les individus ayant entre eux un lien de parenté (sanguin ou conjugal), ce qui
peut mener à un nombre indéfini de personnes (la belle-famille, les cousins,
etc.). On peut ajouter que par “l’alliance” de deux familles (alliance
nécessaire du fait de l’universelle prohibition de l’inceste), les hommes
élargissent et renforcent leurs relations et ce qu’on appelle plus largement le
lien social, la société pouvant alors elle-même être considérée comme une grande
famille (la “mère patrie”). Et si l’on accepte cette logique de la famille
“étendue” jusqu’à son terme, il n’est pas abusif de dire que l’humanité n’est
elle non plus rien d’autre qu’une immense famille, que l’on se réfère à un
système de pensée religieux (Adam et Ève par exemple étant les ancêtres de toute
l’humanité) ou évolutionniste (tous les hommes, et même tous les êtres vivants,
descendant d’un “tronc commun”). On voit donc que la notion de famille pose un
problème de définition ou de délimitation.
La première “image” que nous avons de la famille est peut-être
celle de la sphère par excellence de l’amour sous ses principales formes,
et corrélativement celle dans laquelle ses membres les plus faibles (femme,
enfants, personnes âgées) seront protégés. Or la famille est aussi,
précisément parce qu’elle est relativement “fermée” et protégée contre
l’extérieur, le lieu dans lequel seront facilitées (car cachées) de nombreuses
violences (la majorité des viols, incestueux ou non, et autres violences
sont aujourd’hui commis dans un cadre familial). Elle est aussi plus
subtilement, comme a essayé de le montrer la psychanalyse, le lieu de naissance
de nombreuses névroses. Les mythologies et les religions elles-mêmes, malgré
toute la valeur qu’elles attachent généralement à la famille “traditionnelle”,
ne peuvent en masquer toutes les équivocités, comme le montrent les “histoires
de famille” des dieux, le mythe d’Œdipe ou encore la “Sainte Famille”
chrétienne, dont le “père” n’est peut-être pas celui que l’on pourrait croire.
Les littératures de toute l’humanité confirment d’ailleurs à leurs manières (par
les personnages des frères rivaux, du bâtard, etc.) que la famille, loin d’être
un havre de paix protégeant ses membres des violences extérieures, est elle-même
le lieu d’exacerbation des rivalités et des haines que les hommes éprouvent.
Remarquons à ce sujet que la haine entre les familles et celle au sein d’une
même famille sont sûrement plus “complémentaires” qu’opposées, s’il est vrai que
« La famille est un ensemble de gens qui se défendent en bloc et s’attaquent en
particulier » (Diane de Beausacq).
En tant qu’institution, la famille est confrontée à deux
phénomènes : une diversité et une évolution importantes de sa structure d’une
part (révélées notamment par les sciences de l’homme : ethnologie, histoire,
sociologie…), des modes de vie non familiaux d’autre part. Issue pour nous du
modèle patriarcal (le pater familias des Romains), la famille repose
parfois sur le matriarcat (comme chez les Iroquois). On peut aussi observer une
évolution progressive, voire une remise en cause de l’institution de la famille
“traditionnelle” (celle qu’exaltent les conservateurs ou les réactionnaires),
évolution dont les facteurs sont nombreux et divers, mais souvent liés :
contrôle des naissances, travail des femmes, égalité juridique des sexes,
augmentation du rôle du père dans l’éducation des enfants et les tâches
ménagères, mais aussi banalisation du divorce et donc des familles recomposées,
« unions libres », pluralité assumée de partenaires sexuels, acceptation sociale
de l’homosexualité, remise en cause de l’identité entre féminité et maternité,
et ainsi de suite… Enfin, il existe depuis longtemps des modes de vie non
familiaux (si ce n’est éventuellement en un sens figuré) : les “communautés”,
par exemples religieuses (notamment dans le catholicisme et le bouddhisme) ou
hippies, ou encore le célibat volontaire. La principale question au sujet de la
famille est donc bien aujourd’hui celle de sa définition : accepterons-nous
d’étendre le concept de famille jusqu’à toutes ses formes “modernes” et
futures ?
Plus globalement, le problème central semble être celui du rapport
entre l’individu et sa famille d’une part, la famille comme norme
sociale d’autre part : quelles libertés ces familles nous laissent-elles ?