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Le blasphème

Au sens habituel, le blasphème se définit comme une offense verbale (orale ou écrite) contre une religion en générale ou l’un de ses dogmes en particulier. Ce caractère verbal distingue le blasphème du sacrilège, qui consiste en un acte offensant une religion. Pratiquement, cette distinction importe peu, car blasphème et sacrilège provoquent souvent les mêmes réactions, allant jusqu’à la mise à mort : le Chevalier de la Barre fut décapité (et son cadavre brûlé) en 1766 pour ne s’être pas découvert devant une procession religieuse (exemple de comportement jugé sacrilège) ; le traducteur japonais des Versets sataniques de Salman Rushdie (exemple de roman jugé blasphématoire) a été assassiné en 1991. L’auteur lui-même a fait l’objet d’une fatwa (condamnation à mort). Le blasphème est donc l’équivalent verbal du comportement sacrilège : tous deux s’en prenant au sacré, il s’agit dans les deux cas d’une offense jugée intolérable par les religieux, ou plutôt par certains religieux : de nombreux croyants sincères, de toute religion, rejettent en effet l’idée même de blasphème, accordant à ceux qui le veulent le droit de tourner la religion en ridicule ou de la critiquer de toutes les manières possibles. Il faut alors insister sur le fait que le blasphème ne porte pas sur les religieux, mais bien sur la religion et qu’à ce titre, il ne constitue pas une insulte, car on n’insulte pas une idée ou un système de pensée, mais un certain type de critique ; inversement, une insulte contre les religieux (comme l’affirmation « Tous les croyants sont stupides ») ne peut prétendre être un blasphème. La question du droit au blasphème relève donc de celle de la liberté d’expression et plus précisément du droit de critiquer les religions, ainsi que de la question de la forme et des limites de cette critique.

Du point de vue religieux, se pose la question de savoir ce qui constitue le caractère offensant du blasphème ; autrement dit : où finit la “simple” critique, celle qu’on peut et même qu’on doit accepter, et où commence l’offense (le blasphème) et donc l’inacceptable ? Le simple fait de dire « Dieu n’existe pas » constitue-t-il par exemple un blasphème ? Dans les faits, le blasphème n’est la plupart du temps considéré comme tel que s’il comporte une dimension jugée “violente”, méprisante ou simplement humoristique (indépendamment du bon ou du mauvais goût de cet humour). Il semble donc que ce soit moins le contenu d’une idée que la manière dont elle est exposée qui constitue le blasphème. Quoi qu’il en soit, ce dernier n’est défini que par les religions elles-mêmes. Seul un Etat religieux peut donc intégrer le concept de blasphème dans sa loi, mais en aucun cas un Etat laïc, à moins d’envisager un blasphème non plus anti-religieux, mais “anti-républicain” par exemple : certains chanteurs de rap ont récemment suscité contre eux des réactions de “républicains” semblables à celles de religieux contre les blasphémateurs. Le point commun semble bien être que, dans tous les cas, le “blasphème” s’en prend à ce que certains considèrent comme sacré, même si l’on ne reconnaît pas toujours que, selon la Marseillaise par exemple, il existe un « amour sacré de la Patrie ». Il importe donc de savoir si l’on doit comprendre les différents types de sacré, et donc les différents types de blasphème qui leur correspondent, de la même manière, et s’il faut les traiter juridiquement de la même manière.

Il est intéressant de remarquer qu’historiquement, les blasphémateurs ne sont pas toujours des provocateurs ni même des personnes particulièrement hostiles à la religion. Ainsi certains scientifiques comme Galilée ou Darwin se sont vus, à juste titre en un sens, accusés de blasphème. Le premier, affirmant que la terre tourne autour du soleil (et non l’inverse), remit en effet en cause le dogme religieux selon lequel l’homme, étant le “chef-d’œuvre de la Création”, devait nécessairement se situer en son centre. Il n’a été “réhabilité” qu’en 1992. Le second a soutenu que les espèces vivantes évoluent morphologiquement, s’adaptant ainsi à leur milieu, ce qui suppose qu’elles ne sont pas initialement aussi “parfaites” que possible. L’Eglise a longtemps vu là une remise en cause de la perfection de leur créateur, et donc un blasphème, même si elle admet aujourd’hui que la théorie de l’Evolution est « plus qu’une hypothèse ». Le caractère blasphématoire d’une idée dépend donc parfois de l’époque à laquelle elle est énoncée.

Quant à la philosophie, elle consiste en un sens à se poser des questions (sur la nature, l’homme, le bien et le mal, …) auxquelles les religions prétendent apporter des réponses complètes, indiscutables et définitives (car inspirées ou même dictées par Dieu) : si les philosophes se posent malgré tout ces questions, c’est qu’ils ne considèrent pas a priori les réponses religieuses comme indépassables, mais au contraire comme pouvant être vagues, incomplètes ou même fausses. A quoi bon sinon les poser à nouveau ? Ainsi, c’est en quelque sorte pour cause de blasphème que Spinoza, élevé dans la culture juive, fut banni de sa communauté en 1655, à l’âge de 23 ans. Son blasphème ? Avoir “discuté” certaines thèses judaïques. Giordano Bruno, lui, est mort sur le bûcher en 1600, condamné par un tribunal catholique, pour avoir énoncé et refusé d’abjurer de nombreux blasphèmes (« l’univers est infini » par exemple). Or le simple fait d’interroger les dogmes religieux (Spinoza), et a fortiori de les contester (Giordano Bruno), peut être considéré par certains religieux comme blasphématoire. C’est pourquoi ils considèrent que la philosophie est par essence une activité nocive ou au moins suspecte, à moins qu’elle ne se présente que comme « la servante de la théologie » (selon l’expression médiévale), autrement dit comme ne servant par définition qu’à confirmer par la raison les dogmes de la foi. Il n’y a certes là plus de risque de blasphème, mais peut-on encore parler de philosophie ? Ainsi donc, peut-on philosopher sans risquer de blasphémer ?

M.A.

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