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L'Européen moderne, ce sans-papier métaphysique


   On propose de s'arrêter à l'examen de la proposition suivante : « l'identité européenne est la disposition à s'ouvrir à d'autres identités », attribuée à Jean-Marc Ferry par Alain Finkielkraut (1).  Disons d'emblée et sans irrévérence que l'auteur, ici, importe peu : la même formule – là est précisément son intérêt – eût pu venir sous bien d'autres plumes, tant la définition qu'elle propose de la spécificité européenne reflète une opinion aujourd'hui répandue. Le but sera simplement, d'abord, de la prendre au pied de la lettre pour discerner sa signification et les apories auxquelles elle conduit ; puis, d'envisager une tentative visant à éviter les apories en question, tout en conservant l'esprit de la proposition initiale ; enfin, de dévoiler le présupposé fondamental qui condamne cette tentative de correction à rester empreinte, à son tour, de limites et de difficultés considérables : celles-là mêmes, peut-être, du monde contemporain.

 

Une cacophonie

 

Dans cette définition, l'identité n'a pas le même sens lorsqu'elle est « européenne », et lorsqu'elle ne l'est pas. En effet, les « autres identités » ne consistent pas, par hypothèse, en la disposition à s'ouvrir à d'autres (si c'était le cas, elles seraient elles-mêmes « européennes ») ; elles ne sont pas définies par rapport à autre chose qu'elles-mêmes, et sont donc considérées implicitement comme ayant chacune une consistance et une définition propres, formées d'un ensemble de traits spécifiques. L'identité « européenne », au contraire, n'est définie que par son rapport avec autre chose, et cela au point que l'on ne peut distinguer entre cette identité et ce rapport, celle-là consistant de fond en comble en celui-ci.

Si l'on garde à la notion d'identité son sens obvie, celui qui est ici attribué implicitement aux « autres », il faut considérer que l'Europe se caractérise en réalité par son absence d'identité – ou, si l'on tient à conserver le terme, il faut dire que l'Europe a cette identité paradoxale qui consiste à n'en point avoir : si l'on faisait abstraction de sa disposition envers les autres, pour tenter de voir ce qu'elle est en elle-même, on se trouverait devant un vide – ou bien, ce qui revient au même, devant un ensemble de traits spécifiques auxquels elle ne peut précisément pas être identifiée. La définition proposée établit donc un rapport entre une (ou la) non-identité d'une part, et des (ou les) identités d'autre part, plutôt qu'un rapport entre une certaine identité et d'autres.

Ce rapport consiste dans une « disposition à s'ouvrir à ». L'idée d'ouverture signifie manifestement, au-delà d'une plate reconnaissance d'existence, la reconnaissance d'une légitimité, d'un « droit à être », à être connu et à être accueilli. Elle revêt par là un sens plus prescriptif que descriptif, si bien que la définition de l'Europe indique ici ce qu'elle doit être plutôt que ce qu'elle est, ou, si l'on veut, elle stipule que l'Europe n'a pour être que ce devoir-être. Les « autres identités », pour leur part, admettent implicitement une définition indiquant ce qu'elles sont, et non ce qu'elles ont à être, ou doivent être. Au-delà des contenus définis, c'est donc l'idée même de définition qui diffère selon qu'il s'agit de l'identité de l'Europe (c'est-à-dire de la non-identité) ou d'autres identités (c'est-à-dire d'identités tout court).

Quant à l'objet de la « disposition à l'ouverture », il est désigné comme « d'autres identités ». Doit-il s'agir de toutes les identités quelles qu'elles soient, ou seulement de certaines d'entre elles ? Ce sera à voir, mais en tout état de cause, si certaines identités sont à écarter, ce ne pourra être qu'en raison de certains de leurs traits, et non pas en raison de cela même que ce sont des identités. Définie comme devant être l'objet de l'ouverture, donc comme ce qui est à reconnaître et à accueillir, l'identité comme telle est par là jugée respectable et bonne, à tout le moins comme n'étant pas à repousser. L'Europe de son côté reste dépourvue de toute identité de ce genre, à laquelle les autres devraient éventuellement s'ouvrir ; si elle a certains traits spécifiques, ce n'est pas en eux que sa véritable spécificité consiste – ni à leur lumière qu'elle sélectionne éventuellement ceux à qui elle s'ouvre –, mais dans une disposition à l'ouverture qui suppose, d'une manière ou d'une autre, le refus de s'y identifier, et en ce sens, leur négation.

L'identité comme ensemble de traits spécifiques apparaît ainsi à la fois comme ce dont il faut se départir pour être ouvert, et ce à quoi il faut s'ouvrir. Plus précisément, comme ce à quoi l'on doit se fermer, quand il s'agit de la sienne, et ce à quoi on doit être ouvert, quand il s'agit de celle des autres – ou de certains autres. Cela du moins, dans le cas de l'Europe, selon la définition qui en est donnée ici, car dans le cas des « autres », toujours selon cette définition, il ne peut en aller de même ; ce qui est source de difficultés.

En effet, demander aux autres identités de consister elles aussi en une disposition à l'ouverture reviendrait à leur demander de devenir elles-mêmes européennes, et donc de se nier tout à la fois comme autres et comme identités. Conjointement, cela reviendrait à nier l'identité européenne elle-même, puisque par hypothèse, celle-ci ne se définit que par rapport à celles qui ne le sont pas. Il en résulterait une dissolution générale des termes de la définition : si tout le monde avait pour identité de s'ouvrir à celles des autres, plus personne n'aurait d'identité à laquelle les autres pussent s'ouvrir, et ne resteraient en présence que des ouvertures s'ouvrant les unes aux autres, des dispositions à l'accueil s'accueillant mutuellement, en une sorte de néant tourbillonnant sur lui-même. Mais d'un autre côté, ne pas adresser cette demande aux autres identités est également problématique : ce serait réserver, pour l'Europe seule, une attitude pourtant présentée par celle-ci comme bonne en elle-même (la disposition à l'ouverture), et laisser les autres demeurer dans une attitude que l'Europe juge pour elle-même mauvaise (l'identification à un ensemble de traits spécifiques, censément synonyme de fermeture).

Cette seconde voie doit cependant l'emporter, car elle maintient l'existence de différence ou d'altérité entre les concepts en jeu, et offre par là une possibilité de sens, là où la première débouche sur une indifférenciation conceptuelle en laquelle toute signification s'abîme. Mais les concepts (identité, ouverture) ne conservent alors un sens, d'un point de vue strictement logique, qu'au prix d'une contradiction dans la qualification des attitudes, du point de vue moral, et d'une dissymétrie radicale dans la position des acteurs, du point de vue ontologique. D'une part en effet, il faut que les autres soient définis par une identité (non-ouverture), pour que l'Europe puisse l'être par l'ouverture (non-identité) ; d'autre part avoir une identité est chose bonne pour tout le monde, sauf pour l'Europe, et nier son identité est chose excellente pour l'Europe, mais pour elle seule.

Par une telle distribution des statuts et des rôles, il faut s'en aviser, l'on creuse entre l'Europe et le reste du monde une distance infiniment plus profonde que celle pouvant exister entre des identités, alors même que l'idée d'« ouverture » veut signifier le contraire, à savoir quelque chose comme une abolition de frontière et une négation de hiérarchie.

Car on s'excepte bien davantage du reste de l'humanité en se posant comme le seul sans-identité (différence absolue), qu'en plaçant son identité au-dessus de celle des autres (différence relative). A l’ethnocentrisme classique, et manifestement en vue de l'éviter, est ainsi substitué subrepticement un ethnocentrisme nouveau, paradoxal, à la fois moins visible et plus radical. Que l'Europe fasse exception d'une manière toute négative, par absence ontologique en quelque sorte, cela n'atténue pas sa singularité, mais l'accentue sans mesure : étant et devant être la seule à être définie intégralement de manière relative, comme disposition à s'ouvrir au reste, elle en devient, par rapport à ce reste, non pas supérieure mais incomparable. En un renversement que l'on peut qualifier à la fois d'ironique et de dialectique (du reste, à en croire Hegel, les deux ne font qu'un), le désir d'abolir les frontières s'exécute en création d'un abîme, et le refus de hiérarchie en affirmation d'une quasi-transcendance. L’Europe ne veut plus être au-dessus des autres ; en un sens, c'est réussi : la voici au-delà.

De multiples traductions en sont visibles, dans l'histoire récente et contemporaine, au travers de l'attitude de l'Europe (ou plus largement de l'« Occident ») à l'égard des autres et d'elle-même. Ainsi voit-on l'Europe s'accuser sans relâche de la position dominatrice (« ethnocentrique », « colonialiste ») qui a été antérieurement la sienne, sans jamais demander aux autres une même contrition pour leurs méfaits similaires – qui songerait aujourd'hui à demander aux Arabes de battre leur coulpe pour avoir envahi et colonisé ou subjugué, entre autres, toute l'Afrique du nord et tout le Moyen-Orient ? – et surtout sans voir que, voulant par là nier son exceptionnalité, elle ne fait que l'affirmer de manière insigne, aucun peuple dominant, en-dehors d'elle, n'ayant jamais été effleuré par l'idée ni par l'intention d'une telle auto-accusation : de sorte qu'elle se sépare bien plus radicalement des autres par son remords actuel de les avoir dominés, qu'elle ne s'en distinguait jadis par l'exercice de sa domination sur eux. Ainsi encore voit-on l'Europe souligner et rappeler le caractère tout à fait relatif, particulier, contingent et digne de critique (voire d'irrespect) de ses propres traits culturels, y compris les plus remarquables, d'une part, et affirmer le caractère a priori respectable, digne d'indulgence ou même d'admiration, des traits culturels des autres, y compris les plus quelconques, d'autre part : croyant là encore, de cette manière, diminuer la distance entre les autres et elle, sans voir que rien n'est plus exceptionnellement sien que cette rage d'auto-dévalorisation, qu'à l'inverse la fierté d'être soi qu'elle prescrit aux autres est très précisément ce qu'elle s'interdit à elle-même, et qu'ainsi elle s'éloigne d'eux par le mouvement même qui est censé l'en rapprocher.

Un jeu similaire d'illusion et d'inversion peut se produire, mutatis mutandis, du côté des « autres », s'ils adoptent le regard de l'Europe sur eux. Se voyant alors eux-mêmes comme victimes (passées et/ou présentes) d'irrespect et de domination, fondées à en demander réparation, revendiquant pour leurs cultures le droit à être enfin reconnues et respectées, ils croient mettre en avant leur spécificité et s'affirmer dans leur altérité par rapport à l'Europe. Mais en vérité rien n'est plus purement européen que de telles revendications, que la posture de la victime injustement traitée qui a des droits à faire valoir et met en cause la légitimité de la domination qu'elle subit. Aussi ces « autres » renoncent-ils, par là, à leur altérité bien plus qu'ils ne la promeuvent, adressant à l'Europe des griefs qui ne se justifient que par des principes apportés par l'Europe elle-même, et que, de fait, ils épousent donc, se trouvant ainsi dans l'étrange cas de ne pouvoir lui reprocher sa férule qu'en lui faisant par là-même allégeance. – Allégeance incomplète toutefois, dans la mesure où ces « autres » ne vont pas jusqu'à adopter la résolution de s'ouvrir eux-mêmes aux autres et de faire résider leur identité dans cette attitude, mais s'en tiennent à approuver et à réclamer que l'on s'ouvre à eux. Faut-il soupçonner, derrière cette adoption prudemment sélective de l'« européanité », une stratégie visant à profiter d'une aubaine inouïe (un dominant qui a honte de sa domination : du jamais vu dans le vieux et grand jeu du monde), et consistant à retourner contre l'Europe les idées morales fournies par celle-ci, afin de renverser le rapport des forces ? Une perspective nietzschéenne semblerait y inviter, avec toutefois cette différence considérable, par rapport au schéma nietzschéen, qu'ici ce n'est pas la « mauvaise conscience » qui est inoculée au « fort » par les « faibles » – car la honte de dominer est un pur produit de l'Europe, qui serait donc en situation d'auto-intoxication – , mais plutôt la « bonne conscience victimaire » qui est introduite par le « fort » dans les « faibles » – lesquels seraient alors en posture d'hétéro-sanctification.


 

Un mauvais arrangement


   Il reste à voir si l'on peut éviter ces contradictions en chaîne en tempérant la radicalité des oppositions instituées par la définition initiale. Une attitude « moyenne » ne pourrait-elle consister, pour l'Europe, à avoir et garder une identité qu'elle reconnaîtrait elle-même comme ni meilleure ni plus légitime que d'autres, et à inviter les autres à en faire autant chacun pour lui-même ? Une telle position paraît offrir une sorte de conciliation spéculative, combinant identité et altérité d'une manière qui semble équilibrée et universalisable : au lieu d'une non-identité exceptionnelle en rapport dissymétrique avec des identités, l'on aurait des identités se relativisant elles-mêmes, en rapport symétrique les unes avec les autres.

Ce n'est pourtant pas si simple. On imagine ici premièrement que l'auto-relativisation ou la non-adhérence immédiate à soi pourraient être insufflées en n'importe quelle identité, comme si elles constituaient une attitude indépendante de tout contenu particulier. Chaque peuple ou civilisation aurait d'une part une identité, formée d'un certain nombre de traits spécifiques, et d'autre part un recul par rapport à cette identité, qui viendrait s'ajouter à celle-ci comme de l'extérieur, et assurerait son « ouverture » aux autres. Deuxièmement et par voie de conséquence, on suppose aussi que ce recul pourrait et devrait, pour l'essentiel, laisser intactes les identités auxquelles il s'applique. De l'auto-relativisation, en effet, l'on n'attend pas ici qu'elle conduise à modifier l'identité : cette dernière reste ce à quoi il faut « s'ouvrir », et donc a priori bonne en tant que telle ; il est simplement demandé que cette ouverture soit réciproque. Aussi l'injonction est-elle : « Restons tous ce que nous sommes, conservons nos identités, mais soyons tous ouverts à celles des autres ». – Mais qu'un tel ajout et une telle conservation soient possibles, c'est ce qui apparaît douteux quand l'on considère l'idée même d'auto-relativisation dans ses formes, modalités et conditions. La question est tout d'abord : pourquoi et au nom de quoi un peuple en viendrait-il à relativiser sa propre identité ?

Un mouvement de recul par rapport à soi-même peut d'abord être occasionné par le constat que, de fait, il existe d'autres identités, et par conséquent que la sienne n'est pas la seule possible. Sauf cas exceptionnel de total isolement géographique, une telle prise de conscience se fait pour ainsi dire d'elle-même, et s'observe chez tous les peuples de tous les temps, découlant de leurs mutuelles mises en présence. Mais ce que ce constat vient briser, c'est seulement l'adhérence à soi-même comme illusion naïve d'unicité ; seule l'existence comme fait brut est ici relativisée et le contenu déterminé de ce que l'on est n'est encore nullement mis en cause dans sa qualité et dans sa signification.

Or précisément, l'auto-relativisation ici envisagée doit porter sur ces derniers points, et consister en une mise en question de l'identité dans sa légitimité exclusive, c'est-à-dire quant à son adéquation avec ce qui est bon et vrai – ou encore : avec ce qu'il faut être, avec ce qui a le droit d'être. Ce qu'il s'agit de briser, c'est l'identification immédiate du mien et du Bien, et, dans le même mouvement, celle du non-mien et du non-Bien (que ce dernier soit entendu comme le « moins bien » ou comme le Mal). Or une telle brisure ne peut s'ensuivre immédiatement du simple constat empirique de l'existence d'identités autres, comme si la reconnaissance de la légitimité de celles-ci pouvait être un prolongement naturel de leur rencontre. Comme on le sait (les penseurs de « l’ethnocentrisme » y ont suffisamment insisté), la réaction la plus commune consiste bien plutôt à considérer comme immédiatement évident que c'est son identité à soi qui est, sinon la seule, du moins la seule vraie, bonne et légitime, et que celle de l'autre ne l'est pas, ou l'est moins. La rupture avec une telle attitude et l'entrée dans celle de « l'ouverture » requièrent précisément de dépasser le terrain de la facticité empirique (« d'autres identités que la mienne existent ») pour gagner celui de la signification et du concept, à l'aune desquels seulement cette facticité peut devenir objet de jugement, en soi-même comme en autrui (« d'autres identités que la mienne ont le droit d'exister »).

Mais c'est alors la dimension de l'universel qui entre en jeu de façon décisive, comme condition nécessaire de toute auto-relativisation véritable. Quelque chose, implicitement, est ici posé comme indépendant de toute particularité et de toute identité, comme valant en soi : une certaine définition du Bien. Dans l'exigence que toutes les identités s'ouvrent les unes aux autres en se relativisant chacune elle-même, il est demandé que chacun cesse de croire que son identité coïncide avec le Bien, demande qui n'a de sens, précisément, qu'en faisant intervenir l'idée d'un Bien universel ; et cela fût-ce en niant l'existence de son contenu et en soutenant donc qu'il n'y a pas de Bien en soi : car c'est encore et uniquement par ce « Bien universel qui n'existe pas » que chaque identité est relativisée, c'est dans ce « ne pas être le Bien universel (qu'il existe ou non) » que sa relativité consiste. – Dans l'hypothèse ici envisagée, l'idée du Bien universel se ramène au minimum à ceci : il y a un « droit à exister » et à être « reconnu » tout-à-fait général, qui ne dépend immédiatement d'aucune des particularités de ce qui existe (les « identités »). Cet universel est, tel quel, abstrait et formel, et par là, comme nous le verrons, il est lourd de conséquences problématiques ; mais si pauvre qu'il soit, il est requis comme forme minimale de troisième terme médiatisant aussi bien le regard sur soi-même que le regard sur l'autre. C'est lui seul qui rend possible et nécessaire de relativiser ses propres particularités d'une façon non pas elle-même relative, par comparaison avec d'autres, mais absolue, par comparaison avec ce qui ne dépend d'aucune d'elles.

D'une telle « relativisation absolue », l'on peut remarquer qu'elle bat le relativisme à son propre jeu, celui-ci ne pouvant mettre en œuvre qu'une « relativisation relative » qui ne relativise pas vraiment. Mais il faut surtout discerner qu'elle entraîne, à propos des concepts et des questions en jeu, une triple conséquence, qui manifeste le caractère illusoire de l'attitude « moyenne ».

Premièrement, cette relativisation est corrélative d'une ouverture qui, par son objet, diffère profondément de celle envisagée jusqu'ici : car en elle, ce à quoi il s'agit d'être d'abord attentif et accueillant, ce n'est pas la particularité de l'autre, mais l'autre de toute particularité. Seule cette altérité-là est à la fois critère de jugement et lieu de rencontre, c'est en elle seule que peuvent prendre sens et réalité la reconnaissance et l'accueil. L'ouverture aux particularités de l'autre ne peut venir qu'ensuite et présuppose cette première et autre ouverture, comme conséquence de ce principe : pas plus que mes particularités ne coïncident immédiatement ni nécessairement avec le légitime-en-soi, les particularités de l'autre n'en diffèrent ni nécessairement ni immédiatement. – L'ouverture première et véritable est cependant vouée à rester cachée derrière « l'ouverture aux particularités de l'autre », et à ne pas apparaître comme la condition de celle-ci, si son objet (le légitime-en-soi) est conçu de façon purement négative, et, pour ainsi dire, n'existe que comme n'existant pas. Alors en effet, la vacuité de son objet la frappe elle-même d'invisibilité : une ouverture à un « Bien en soi qui n'existe pas » semble ne pas elle-même exister ; et l'on peut aisément tomber dans l'illusion que « l'ouverture aux particularités de l'autre » se soutient par elle-même, qu'elle peut (ou même doit) être indépendante de toute position sur l'existence et la nature de l'en-soi. Mais en vérité, comme il a été montré, une certaine idée du légitime-en-soi est nécessairement ici au fondement, seule sa visibilité propre et celle de l'ouverture correspondante étant variables, en fonction de la nature de son contenu.

Deuxièmement, la possibilité de dissocier le mien et le Bien requiert la présence d'un sujet pensant, conscient de lui-même et s'affirmant lui-même comme tel, dont l'existence ne va pas de soi. En effet, cette dissociation étant à effectuer par la pensée, et la pensée étant nécessairement à exercer par un sujet singulier, elle n'est praticable que dans la mesure où l'individu se conçoit et est reconnu comme ayant une consistance ontologique propre, une substantialité autonome par rapport à la facticité de l'ordre des choses : faute de quoi sa pensée ne pourra jamais que refléter cet ordre, non y voir un objet d'interrogation et de critique. Or toutes les « identités » ou cultures ne reconnaissent pas un tel statut aux individus qui vivent en leur sein ; en certaines, l'individu n'est vu, et par suite ne se voit lui-même, que comme un aspect ou un fragment contingent et transitoire du tout social et culturel, seul ce dernier étant véritablement réel. L.Lévy-Bruhl rapporte ainsi que tel membre d'une société « primitive » ne se concevait pas lui-même comme un être réellement distinct de son groupe social, l'identité de ce dernier absorbant la sienne au point que, pour raconter des actions effectuées bien avant sa propre naissance par ses « compatriotes », cet homme utilisait le pronom « je » (2). On conçoit combien il dut être difficile ou même impossible à un tel homme de ne pas identifier absolument, en sa pensée, ces trois termes : ce qui est bien pour lui, ce qui est bien pour son groupe, ce qui est bien tout court. On imagine par suite à quelle résistance se seraient heurtés ses interlocuteurs occidentaux de l'époque, s'ils se fussent avisés de lui prêcher une « relativisation de son identité » en vue d'une « ouverture » aux autres... – Il semble donc bien que toutes les identités ne se prêtent pas également au recul par rapport à soi-même, nécessaire corollaire de la dissociation du mien et du Bien ; et que loin de pouvoir venir s'ajouter à une identité déjà constituée, la relativisation véritable de soi suppose déjà une certaine conception de l'identité, qui, de l'intérieur d'elle-même, en comporte et en assure la possibilité.

Troisièmement enfin, la dissociation du mien et du Bien ne peut laisser intact le premier de ces termes, mais doit nécessairement retentir sur lui, car elle le place aussitôt en position d'être jugé par le second, d'avoir à répondre de son contenu devant lui, et de devoir œuvrer à s'y rendre conforme – ou au minimum à ne pas être incomptible avec lui. Aussi une foule de manières d'être et de penser s'en trouveront-elles nécessairement abandonnées ou modifiées, et d'autres, au contraire, engendrées : sous la motion et l'éclairage du souci de l'en-soi, mœurs et croyances, attitudes et jugements n'ont plus de légitimité que dans leur conformité ou compatibilité avec cet en-soi, et n'ont de droit à être conservés que sous cette condition. Cela signifie qu'aucune véritable distance par rapport à soi-même, ni aucune véritable ouverture à l'autre, ne sauraient naître en un individu ou en un peuple qui voudrait maintenir intacte, pour ainsi dire par ailleurs, son « identité ». Les non-Européens ne s'ouvriront pas plus aux autres en maintenant leurs identités, que les Européens eux-mêmes ne seraient devenus capables d'ouverture, s'ils se fussent mis en tête de garder leurs identités germaine, gauloise, celte, etc. : l'Européen n'est pas un Ostrogoth additionné d'ouverture, mais un homme devenu autre chose qu'un Ostrogoth.

 

C'est pourtant bien ce que l'Europe contemporaine attend des « autres » : qu'ils continuent de se définir et de s'affirmer comme ayant pour identité un certain ensemble de particularités, et qu'ils ajoutent à cela une « ouverture aux autres » consistant à admettre que ces derniers ont aussi, de leur côté, une identité (conçue sur le même mode), qui a autant de « droit à être » que la leur. – Dans le même temps toutefois, l'Europe contemporaine attend des « autres » qu'ils abandonnent certaines de leurs mœurs et coutumes – concernant par exemple le statut et le traitement des femmes –, supposant par là que l'esprit d'ouverture ne peut s'accommoder de tout trait culturel particulier. En cela se laisse entrevoir la façon inédite et problématique dont l'esprit européen actuel conçoit l'idée d'universel, et du même coup, la raison pour laquelle l'Europe actuelle ne peut parvenir à la clarté sur ce qu'il en est de son identité.


 

Un universel bien particulier


   Que ce soit dans sa version radicale ou dans sa version tempérée, le principe de « l'ouverture à d'autres identités » enjoint un arrachement à la particularité (la sienne) qui doit avoir pour but et résultat la reconnaissance de la particularité (celle de l'autre). A la fois point de départ négatif et point d'arrivée positif, ce dont il faut se soulever pour y retomber aussitôt, l'ordre de la particularité présente ainsi un double aspect. D'un côté, il est le tout englobant, la réalité unique dont tout procède et où tout revient, par rapport à laquelle tout doit se définir et pour laquelle tout doit s'organiser. Mais d'un autre côté, la particularité fait elle-même obstacle à sa constitution en ordre de la reconnaissance mutuelle, et seul un détour hors d'elle-même peut lui permettre de prendre un tel visage : la transformation de sa facticité en légitimité ne peut avoir son fondement en elle-même, mais doit résider en un principe placé au-delà d'elle – un universel.

Considéré de plus près, cet universel présente donc lui-même un double trait. D'une part, il est autre que le particulier, situé par-delà toutes mœurs ou croyances déterminées, et l'on ne peut se tourner vers lui qu'en se détournant de celles-ci. Mais d'autre part, il ne fait rien d'autre que garantir la légitimité du particulier, et renvoyer aussitôt vers ce dernier comme ultime objet de reconnaissance, d'attention et d'intérêt – car c'est au particulier, et non à lui, l'universel, qu'il s'agit de « s'ouvrir ». Ainsi infiniment discret, présent uniquement pour se faire oublier, revêtu d'un statut où se combinent étrangement transcendance et servitude, l'universel requis par « l'ouverture aux identités » est dépourvu de tout contenu propre, déterminé, distinct de ce qui est fait, pensé ou cru par les multiples identités. Ce qui est bien en soi, ce n'est rien de déterminé, ni ceci ni cela – rien de « matériel » –, mais la reconnaissance de la légitimité a priori de tout ceci et de tout cela – qui en est revêtu de manière toute « formelle ». La consistance du Bien en soi comme au-delà est celle d'un pur mouvement de renvoi à l'en-deçà, aussi indéterminé en lui-même que le sujet (« non-identité ») qui doit se tourner vers lui. – En un mot : il doit y avoir un en-soi, mais il faut qu'il soit vide.

Présentant ce double trait, l’universel abstrait se voit ainsi investi, par rapport aux « identités », d'une double fonction. Il joue, d'une part, le rôle de source de sacralité inconditionnelle, nimbant les particularités d'une légitimité qu'elles ne peuvent se conférer ni chacune à elle-même, ni les unes aux autres. S'il est lui-même sacré, c'est pour ainsi dire seulement par contrecoup, parce que ce qui seul est vraiment sacré, le particulier, ne peut l'être sans lui. Aussi ce Bien en soi est-il et n'est-il pas objet de culte, ou objet d'un culte qui n'en est pas un : ce dont on lui rend grâce, c'est d'être absolument vide mais d'exister précisément comme tel, d'être ce « rien qui est » sans lequel ce qui est ne peut qu'être mais non pas être légitime – et qui, contrairement à l'ancien Dieu, n'a pas l'outrecuidance d'avoir un contenu substantiel propre, ni de demander qu'on s'intéresse à lui pour lui-même. – Quant à ce qu’il sacralise, ce ne sont pas seulement ni même d’abord les identités collectives ou « cultures », mais plus fondamentalement les identités individuelles. Le principe de l’ « ouverture aux autres identités », on l’a vu, implique une conception de l’individu comme sujet, pouvant et devant s’abstraire de son appartenance culturelle (pour la « relativiser »), reconnu comme ayant réalité et valeur en soi-même. Aussi le droit à être, la légitimité, sont-ils d’abord ceux de la personne singulière, et c’est avant tout le libre épanouissement des particularités de celle-ci que l’universel abstrait revêt de sacralité.

Mais d'autre part, précisément parce qu’il sacralise a priori toute particularité, l’universel abstrait est aussi principe de discrimination ; une distinction entre le légitime et l’illégitime peut et doit être posée, bien que, en soi, tout est légitime, et même justement pour cette raison. Nécessairement en effet les particularités, laissées à elles-mêmes, se chevauchent et s’entrechoquent, les buts, intérêts, et désirs de l’un ne pouvant être réalisés ou satisfaits qu’en gênant ou empêchant la satisfaction des désirs ou intérêts de l’autre, pourtant tout aussi légitimes. Aussi le droit à être de mes particularités doit-il être conditionné et limité par le droit à être des particularités de l’autre – mais aussi bien, ne peut être limité et conditionné que par cela. C'est dire que l'universel abstrait, comme Bien en soi vide et formel, oblige à définir un Mal lui-même tout de forme ; de même qu'aucune pratique n'est en elle-même bonne, ni meilleure qu'une autre, de même rien n'est mal en soi, c'est-à-dire en vertu de sa nature propre, de sa signification intrinsèque, mais uniquement par son caractère d'obstacle à la libre réalisation et expression des particularités d'autrui. Toute pratique est à admettre dès lors qu'elle n'entrave ni ne blesse objectivement le vouloir et la sensibilité de l'autre, qu'elle ne fait mal à personne ; et inversement tout ce qui vient endolorir ou contraindre la subjectivité particulière d'autrui est à regarder comme mauvais. Seul est mal ce qui fait mal, et tout ce qui fait mal est mal : ainsi pourrait-on résumer le principe implicitement posé ici au fondement. Et l'on doit dire, selon ce dernier, aussi bien que les particularités ne sont finalement jugées que les unes par les autres, seuls leurs rapports entre elles permettant de dire lesquelles sont à proscrire, lesquelles à admettre ; et que ce jugement « immanent » n'est pourtant rendu possible que par l'admission d'une instance « transcendante », le droit à être de toutes particularités ne pouvant être affirmé à partir d'aucune d'elles, ni de leur ensemble.

Selon l' « esprit d'ouverture » lui-même, toutes les identités collectives ne sont donc pas également dignes que l'on s'ouvre à elles : elles ne le sont que dans la mesure où elles-mêmes s'ouvrent, en leur propre sein, aux identités individuelles de leurs membres, c'est-à-dire reconnaissent et garantissent le droit à être de ces dernières, dans la limite qui vient d'être indiquée. L'éligibilité à l'ouverture doit ainsi se gagner par la cessation de toute pratique qui contrevient à la libre disposition de soi-même de l'individu : l'esclavage, l'excision, le mariage forcé, la censure, etc. – et l'Europe invite les autres à faire disparaître de telles pratiques de leurs cultures. Ce qui appelle deux remarques en manière de conclusion.

Tout d'abord, la demande de soustraction des éléments de fermeture est aussi problématique, et pour cause, que l'attente d'une addition d'esprit d'ouverture vue plus haut. Elle suppose que l'on puisse ôter d'une culture certains de ses traits, comme si elle était un agrégat d'éléments dissociables les uns des autres. Mais si, en vérité, ce que l'on appelle une culture forme un tout dont les éléments participent à divers degrés d'un même principe spirituel fondamental, lequel principe consiste en une certaine conception déterminée du Bien, de ce qui donne forme et sens à l'existence – et ne se contente pas d'en réguler le flux spontané –, alors les éléments ou aspects culturels qui en procèdent ne sont jamais complètement séparables les uns des autres ; ainsi serait-il naïf de croire que la pratique du sacrifice humain aurait pu être retranchée de la culture celte, comme si elle n'avait « rien à voir », au fond, avec l'esprit même de la « celtitude ». S'il en va bien ainsi, renoncer à certaines mœurs ou pratiques signifie nécessairement renoncer, peu ou prou, à l'idée que l'on se fait du Bien, et inversement, les conserver signifie, en quelque façon, maintenir vivantes la présence et l'influence de cette idée.

Enfin et par voie de conséquence, l'on comprend que la question de son identité plonge l'Europe contemporaine dans la perplexité et le malaise, puisqu'au fond c'est l'idée même d'identité collective qui est irrecevable à ses yeux, depuis qu'elle a épousé la conception de l'universel comme forme absolument vide et purement régulatrice : cet « en-soi » résiduel ne peut avoir pour vis-à-vis que le pur singulier, l'homme contemporain comme atome lui-même vide, qui aspire à n'avoir pour caractéristiques constitutives de son identité que celles qu'il se donne selon la souveraineté d'un libre-arbitre absolu. Il n'y a d'identité légitime qu'individuelle et arbitraire : tel est le credo, et il proscrit l'existence de tout corps intermédiaire entre le singulier abstrait et l'universel vide. – Cela n'empêche pas l'Europe contemporaine de regarder avec fascination, et peut-être avec un mélange de jalousie et de nostalgie, tous ces « autres » qui continuent de penser que l'existence humaine a un sens indépendant du bon vouloir individuel, que la grandeur de l'homme consiste à le savoir et à en vivre ensemble, et que sa vocation n'est pas de s'épanouir à l'intérieur d'un cadre (sort malaisément discernable de celui d'un geranium), mais de s'élever vers un Bien ayant visage. Sans doute même sa posture d'« ouverture aux autres », dont on a vu le peu de consistance et de cohérence, n'est-elle finalement pas autre chose que l'expression voilée de cette fascination et de cette jalousie, un salut inconscient et secrètement douloureux adressé à ce que l'on ne se sent plus capable soi-même d'être.

Gildas Richard

(écrire à cet auteur)

 

1. A. Finkielkraut, L'identité malheureuse, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013, p.98. La référence de la citation n'est pas mentionnée.

2. L.Lévy-Bruhl, L'âme primitive, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1927, pp.70-71.


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