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De l'autorité

 

 

   L'autorité, dit-on, est aujourd'hui vue comme insupportable et tend partout à disparaître, parce que se répand toujours plus la conviction de la fondamentale égalité, identité, similitude de tous les hommes.

   Mais en vérité l'affirmation de l'égale dignité de tous les hommes et l'acceptation de l'autorité ne sont point incompatibles. Dans les époques passées où l'autorité était admise, le principe de l'égalité de tous les hommes n'était nullement rejeté (le christianisme l'avait dès longtemps affirmé et propagé), et l'autorité n'avait pas pour sens de nier ce principe. Au contraire. Car les hommes ou les institutions pourvus d'une autorité acceptée n'étaient pas vus comme étant eux-mêmes la source de leur autorité, mais comme étant investis de celle-ci en tant que représentants (ou "lieutenants", au sens littéral) de quelque chose d'autre qu'eux, de supérieur à eux comme à tous on dirait : quelque chose de transcendant, si on ne craignait que le mot ne soit source de malentendu , au service de quoi et au nom de quoi ils agissaient : le bien, le vrai. Ils faillissaient parfois, et il arrivait que leurs intérêts leur tinssent lieu du bien au lieu que le souci exclusif du bien ne leur tînt lieu d'intérêt ; mais il était reconnu qu'ils commettaient en cela un abus d'autorité, c'est-à-dire qu'ils pervertissaient le sens de celle-ci, de sorte qu'en ces cas on ne déplorait pas leur autorité, mais l'oubli qu'ils en faisaient.

   Mais alors, ceux qui subissaient l'autorité ainsi conçue n'étaient soumis par là qu'à un principe universel, non à son représentant, ou ils n'étaient soumis à celui-ci que dans l'exacte mesure où il était lui-même soumis à l'universel autant qu'eux, et même plus et mieux qu'eux car en cette plus grande et meilleure soumission consistait précisément sa supériorité. Or cela supposait que fût reconnue chez tous une égale dignité et une commune capacité à voir et à respecter un principe universel, et à en vivre : autrement dit, une commune capacité à s'extraire de ses particularités individuelles, à se tourner vers, et à se laisser pénétrer par ce qui, étant "en soi et pour soi", ne dépend d'aucun intérêt, penchant ou jugement particulier, mais les domine et les relativise tous. Cette autorité supposait donc l'égalité de tous : non l'égalité tout apparente consistant en ce que les opinions et les goûts de tous se valent, mais l'égalité véritable consistant en ce que tous sont capables de faire valoir ce qui dépasse toutes les opinions subjectives et tous les goûts immédiats. On affirmait qu'il y a en tout homme quelque chose d'irréductible à la somme de ses particularités, qu'en cela réside le coeur de son être (et ce qui le distingue radicalement de la chose ou de l'animal), et c'est à cela en lui qu'on s'adressait.

    Le rejet de l'autorité que l'on constate aujourd'hui va donc de pair non avec l'affirmation de la véritable égalité de tous les hommes (laquelle n'est rien d'autre que ce qui vient d'être dit), mais avec la revendication de ce qui n'en est que la caricature : l'équivalence de toutes les pensées, de toutes les attitudes, de toutes les oeuvres, c'est-à-dire enfin la négation de tout principe universel transcendant. Comme, en vérité, il n'y a entre les hommes aucune égalité, si ce n'est dans le pouvoir qu'ils ont tous également de se tenir devant l'universel, et que dans l'ordre des particularités subjectives (comme dans celui des aptitudes qui permettent de les promouvoir) c'est au contraire la variabilité, la contingence et la relativité qui règnent, il faut aller jusqu'à dire que le refus de l'autorité a pour sens et pour visible résultat d'affirmer l'inégalité des hommes entre eux.

   Quant à la seule forme d'autorité que l'on tolère encore, quand on a rejeté toute autorité, à savoir celle des hommes politiques que l'on a élus, il n'est pas malaisé de voir combien son sens est perverti. Car ces hommes en sont investis d'une façon, par une source et dans un but qui diffèrent du tout au tout de ce qui caractérise l'autorité véritable : non plus par un universel en tant que ses lieutenants, mais, par la grâce de l'élection populaire, comme représentants et garants d'aspirations particulières. Alors le sens même de la notion de représentation change radicalement : au lieu d'hommes tenant lieu de ce qui nous transcende n'existent plus que des commis de notre immanence, des préposés à l'exécution de nos passions. Ces nouveaux "représentants", du coup, se trouvent être les seuls à se voir refuser statutairement le loisir de vaquer au libre déploiement de leurs particularités : car c'est à choyer les nôtres qu'ils se doivent entièrement consacrer ; de sorte qu'ils n'obéissent plus à l'humble appel d'un principe, mais à l'injonction comminatoire de particularités, et qu'ainsi pour eux le service a fait place à la servitude. Est-il alors vraiment étonnant qu'ils ne soient pas toujours à la hauteur de ce singulier emploi, et peut-on sérieusement leur reprocher de trop chérir parfois, eux aussi, leurs propres intérêts ?

   C'est du reste une servitude identique, quoique moins apparente, qui frappe ceux qu'ils "représentent", ces derniers étant toujours plus englués en la tourbe de leurs passions, que nul ne dirige, à quoi rien ne fait plus obstacle, qui se sert de tout et ne sert qu'elle-même. Finalement donc, sous le règne de l'autorité bien comprise, tous sont égaux et tous sont libres ; en son absence, les esclaves des passions deviennent les tyrans d'une caste de techniciens : tous sont inégaux, et nul n'est libre.

Gildas Richard
(écrire à cet auteur)
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